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égrenant ses hommes en des marches obscures à travers les mares, enlizé des jours pleins dans les fossés, bivouaquant dans de pauvres fermes dispersées comme des îles sur l’immensité gluante, laissant des compagnies étendues en éventail devant les créneaux des mitrailleuses allemandes.

Après une journée de cheminements et de piétinements sous l’inexorable pluie, Baltis et ses sections parvinrent une nuit aux tranchées où ils devaient faire une relève. Etablies en un point perdu et comme anonyme du pays bas, ces tranchées ne laissaient deviner leur approche par aucun repère, et l’on donnait à l’improviste dans le cloaque grouillant d’hommes. Il était pire que les pires passages de la route : l’eau ruisselante avait gâché les terrassements, les parapets fondaient, les boyaux suppuraient comme des cicatrices malsaines.

Pour répartir les hommes alourdis par le drap imprégné d’eau et les chaussons de glaise plombant leurs brodequins, il fallut pendant deux heures battre d’un bout à l’autre la zone crevassée, pénétrer sur les genoux dans les abris inondés dont les toits ployaient, persuader d’y giter les escouades somnolentes et maussades. Puis Baltis dut imposer leur poste et leur tâche aux soldats qui s’étaient engourdis sur place, aussitôt finie l’étape. Pour la troisième fois, il parcourait la tranchée principale, accrochant son équipement aux sacs des veilleurs, rejeté de l’une à l’autre paroi saliveuse, buttant sur des gamelles et des armes perdues, trébuchant dans des fondrières. Il devait, pour avancer, extraire un à un ses pieds de la fange, à la façon des buffles qui labourent les rizières. Au tournant d’une sape, un bloc de terre glissa qui lui emprisonna les jambes. Il venait de se dégager et de reprendre sa marche obstinée de somnambule, quand un invincible dégoût le submergea. Cette avancée dans l’ignoble viscosité foisonnante, ce toucher des ténèbres humides et grasses l’horrifiaient ; et plus encore, l’idée de l’effort à dépenser pour mettre à l’œuvre les hommes là-dedans, les obliger à porter des fardeaux poisseux, à enfoncer leurs pelles dans la vase collante. Sa volonté sombrait. Il s’arrêta, buté dans un entêtement de stagnation, voulant se saturer de sa détresse, subir plus âprement l’hostilité hargneuse émanant de la nuit.

Mais comme il prenait pleine conscience, une réaction, inattendue comme une grâce, le releva. Aidé par l’égoïste pouvoir