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C’est ce qui explique que la pièce, à l’origine, eut peu de succès. Jouée en février 1709, elle n’eut que sept représentations : ce qui, même pour l’époque, ne fait pas beaucoup de représentations. Si ce n’est le four noir, c’est donc le succès d’estime. On a accusé de ce demi-échec les rigueurs du fameux hiver de 1709, comme si la froideur du public tenait jamais à la température des salles et non à celle des pièces. On a incriminé la cabale organisée par les traitants. Mais la cabale a bon dos et, c’est Beaumarchais qui nous le dira, il n’est auteur sifflé qui ne rejette sur elle son insuccès. En fait, il n’existe aucun moyen d’empêcher le public d’aller voir une pièce qui lui plaît, pas plus qu’on ne peut le forcera aller voir une pièce où il ne prend pas de plaisir. Si le public de 1709 ne courut pas en foule à Turcaret, c’est que la pièce par sa brutalité le choqua. Cette brutalité, aujourd’hui, ne nous frappe pas et même le terme nous semble très particulièrement impropre : l’impression qui se dégageait l’autre soir à la Comédie-Française et qui nous ravissait, c’était au contraire un charme de légèreté, de grâce et d’esprit. C’est que, depuis nous en avons vu bien d’autres, et c’est qu’à distance l’impression s’émousse. Le costume est ici d’un merveilleux effet, et tel nous paraît très supportable en habit brodé et jabot de dentelles, que nous jugerions ignoble en jaquette et cravate plastron. Époque lointaine, société disparue, mœurs abolies : la peinture avec le temps a perdu la vigueur de ses tons et la vivacité de son coloris. Aux contemporains elle apparaissait dans toute sa hardiesse. C’était la première fois qu’on mettait le traitant à la scène, flanqué de tout ce monde interlope qui gravite autour de lui. L’auteur présentait en liberté une collection de hideux phénomènes et faisait ricocher leurs fourberies, sans colère vertueuse et seulement avec le sourire amer de l’observateur. D’instinct le public répugne à ce théâtre satirique et froid, dur et désenchanté. Il veut qu’on l’émeuve. Le théâtre d’ironie le déconcerte. Il ne l’accepte pas du premier coup ; il faut qu’il s’y habitue et que l’admiration le lui impose. Est-ce d’un chef-d’œuvre qu’il s’agit ? il reparaîtra à la scène, il entrera au répertoire ; et pourtant, chaque reprise, il ne fournira qu’une brève carrière. Ce sera, toutes proportions gardées, l’histoire de Mercadet et de la Question d’argent, des Corbeaux et de la Course du Flambeau. Et c’est l’histoire de Turcaret.

Cela nous aide à déterminer la « famille » d’écrits à laquelle appartient la pièce de Lesage. Turcaret n’est pas de la même catégorie et de la même espèce que les grandes comédies de Molière. D’une