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transition, donne à ce récit un halètement qui enfièvre. Aujourd’hui le secteur se bat sur la côte de Froideterre. Un autre jour, il occupe le ravin d’Haudromont. Ensuite il passe au Mort-Homme. Qu’importe l’endroit ! La tâche est toujours la même, celle qu’annonçait le général D…, lorsque, dans l’hôtel de ville de Verdun, il tenait à ses officiers le discours par lequel s’ouvre ce récit : « Messieurs, Verdun est menacé. Vous êtes à Verdun et vous êtes la brigade de Verdun… Je n’ai pas à vous cacher la vérité. Nous avons été surpris… Je n’ai pas à vous cacher les fautes. Nous avons à les réparer…Le secteur que nous prenons ? Un chaos… La vie qui nous y attend ? La bataille… Les tranchées ? Elles n’existent pas… Ne me demandez pas de matériel. Je n’en ai pas… Des renforts. Je n’en ai pas… Bon courage, Messieurs… » Connaissez-vous dans toute l’histoire militaire une harangue où frémisse plus douloureusement la grande âme d’un chef donnant à des gens de cœur ce simple mot d’ordre : « Faites-vous tuer ! »


V

Et ils se sont fait tuer. — Comment ? Avec quelle endurance lucide ? Raymond Jubert va vous le dire après bien d’autres, mais avec un accent à lui. Ces deux années d’une terrible guerre n’ont étouffé ni l’artiste littéraire, ni le philosophe chez l’officier. Spontanément, sans recherche d’effet, il trouve sans cesse quand il veut fixer une scène, le trait juste, celui qui suffit, et il s’y borne. S’il y eut jamais un récit improvisé d’après nature, c’est celui-là, et il est précis, il est sobre, il se tient comme le plus composé des ouvrages. La sensation, directe, violente, brutale, y palpite à toutes les lignes, et en même temps un constant travail de réflexion dégage et précise ce que le narrateur appelle lui-même quelque part, d’un trait qu’Ernest Psichari, le martial visionnaire de l’Appel des armes, lui eût envié, « le mysticisme ardent de ces heures sombres. » Lisez le chapitre intitulé : « Un deuxième aspect du Mort-Homme, » et les pages sur le caractère de cette guerre de tranchées, qui commencent : « Le fantassin n’a d’autres mérites que de se faire écraser. Il meurt sans gloire, au fond d’un trou, et loin de tout témoin… » jusqu’à cette saisissante phrase : « L’armée aujourd’hui est une boue, mais