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une boue vivante, et qu’animent des yeux. Ceci n’est pas moins grand… » Ce que l’officier de Verdun lit dans les yeux de ses camarades d’agonie, parce qu’il sent cette vertu habiter son propre cœur, c’est une sublime humilité. Plus de panache, plus d’éclat, plus de victoire radieuse sous le soleil triomphant, mais la mesquinerie, la médiocrité de l’effort quotidien côté à côte avec des milliers de frères, ensevelis aussi dans la même tristesse, en attendant qu’ils le soient sous la même terre, — cette terre dont ils sont vraiment les fils, — étant pour la plupart des paysans. Ils n’ont plus comme récompense que la conscience du devoir envers le sol que leurs pères et eux ont tant labouré. Ils ne pensent même plus qu’ils sont des héros. Leur grandeur est là, dans cette ignorance de leur grandeur, leur splendeur dans cette obscurité où ils s’abîment, et cette extrémité de tristesse, au même moment qu’elle donne à leur destinée un pathétique inégalé, constitue la plus émouvante preuve qu’un univers spirituel existe, postulé, exigé par ces innombrables, sacrifices cachés ; — à moins de supposer que dans ce monde où nous ne rencontrons pas d’épiphénomène, un épiphénomène existe, sans conséquence et sans signification, et que cet épiphénomène unique, soit l’homme lui-même.


Je viens de regarder l’image mortuaire du sous-lieutenant Raymond Jubert, — pauvre petit memento sur lequel il est représenté en face de son frère Maurice, disparu celui-là au plateau de Bolante en Argonne, à l’âge de vingt ans. Au-dessous du portrait de l’aîné, la piété de leurs parents a mis ces lignes, extraites d’une de ses lettres et consacrées à son cadet : « Si terrible qu’ait été pour nous le coup porté par la perte de notre cher Maurice, il faut y voir une espérance. L’essentiel en temps de guerre, ce n’est pas de survivre, mais, si l’on meurt, de mourir dans un acte de foi. » Et, au-dessous du portrait du plus jeune, se lisent ces autres lignes que cet enfant avait écrites, lui, à l’hôpital avant de partir pour le front. Elles attestent qu’il était vraiment du même sang que son aîné : « Combien il me serait pénible de finir sur un lit d’hôpital, au lieu de tomber au champ d’honneur, avec mes frères d’armes ! La mort ne m’effraie pas. Il faut y arriver tôt ou tard. Si je meurs, j’irai plus vite au ciel. » Chez l’un et chez l’autre, c’est la même certitude que le psychisme humain n’est