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ravitaillement. Parmi ces masses inertes, deux choses en mouvement. L’une rampe vers le fossé, elle crie ; c’est un blessé aux jambes broyées, l’unique épargné de la mort. Et dans l’autre sens, un petit tonneau de vin roule, route lentement, descend la route, s’immobilise sur un cadavre.

J’ai eu une dispute avec Maronne pour qu’il ne le chargeât pas sur ses épaules. Nous sommes rentrés à Froideterre en hâte, le cœur transi. C’était notre habitude d’y faire à minuit, Gund et moi, le principal repas de la journée. Quand Fréville me présenta du vin, je n’en pus boire une gorgée : j’y trouvai le goût du sang.


V. — EN PREMIÈRES LIGNES

« Sac au dos. Nous partons. »

Il y a toujours chez l’homme une joie à quitter les lieux où il se sent déshérité. Qu’importe ce qui l’attend ailleurs, et que ce soit un mal pire ! Il lui faudra le temps d’en prendre conscience, et c’est toujours autant de gagné. C’est la condition de l’infortune humaine pour qu’elle soit tolérable : l’homme a besoin de changer de malheur. A la côte de Froideterre où chaque jour nous faisait des victimes, chacun pouvait craindre à toute heure d’y voir s’ouvrir son tombeau ; aussi respirait-on d’aller en premières lignes. Les rapports en faisaient, au regard des réserves, une place enviable ; les pertes n’y étaient point à comparer aux autres. Au reste, la proximité immédiate de l’ennemi m’a toujours paru avantageuse ; on y vit sous la menace d’une attaque, mais, à l’ordinaire les obus n’y pleuvent guère. A de courtes distances, le canon constitue une menace pour celui qui s’en sert, et les deux lignes adverses ne forment qu’une seule même zone dangereuse. Le salut de l’homme n’y est plus une question d’abus ; il ne dépend que de sa vigilance ; il est un peu dans son cœur et beaucoup dans ses yeux.

Ganot est parti en avant ; à cette heure, il reçoit les consignes du secteur inconnu. Noël, détaché avec sa section, prend un autre chemin. J’emmène la compagnie.

Je revois ces lieux lugubres dont l’horreur est déjà familière, ces champs déshérités où le cœur se serre, ces collines à l’herbe pauvre, ces pentes ardues où menace la mort, le ravin, où, la nuit, le pied foule des carcasses dont le ruisseau fangeux