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X. — CINQ JOURS AU MORT-HOMME

Le 11 avril, à quatre heures du matin, j’étais enveloppé de mes couvertures, je dormais profondément lorsqu’il se fit autour de moi un brouhaha de voix, un remuement qui ne m’éveilla complètement que lorsqu’il fut sur le point de cesser. J’ouvris les yeux ; je dégageai ma tête. Defferez était devant moi, équipé, casqué, prêt à partir ; derrière lui, les hommes de la liaison chargeaient le sac sur leurs épaules.

— Est-ce une alerte ? dis-je.

— Non, c’est la relève.

— Et l’on ne me réveillait pas !

— C’est que vous restez là, mon lieutenant, pour passer les consignes.

« Merci de ma chance, » ai-je crié ; et sur mon visage j’ai rabattu mes couvertures, mais je n’ai pu dormir. Pour m’occuper, je comptai les minutes, les secondes, attendant impatiemment six heures où les Allemands commenceraient le bombardement.

Nous l’avions subi toute la journée de la veille, protégés par la chance plus que par notre abri ; la mort avait écrasé à cent mètres en avant et cent mètres en arrière de la ligne que nous occupions ; suivant la route de Chattancourt, il avait, d’un voile soutenu de fumée, enveloppé toute la journée le ravin du colonel. Mais cette fois, dès le premier obus, nous comprîmes que le bombardement se déplaçait ; les masses de cuivre et d’acier se portaient contre nous : elles éclataient dans nos entours immédiats. La tôle ondulée qui vibrait sur nos têtes annonçait à tout instant la louche des éclats.

Je sentis alors redoubler ma solitude. Dans cette zone d’enfer, loin de toute vie humaine, j’eus la pensée que, frappé, je serais oublié jusqu’à ce que mort s’ensuive. Encore avais-je Fréville avec moi ; mais cette tristesse sur moi-même me fut insupportable.


RAYMOND JUBERT.