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On dit beaucoup qu’au Maroc les grands seigneurs n’encouragent pas les visites des voyageuses occidentales… En tout cas, une esclave m’annonce que le thé est préparé dans la pièce que je viens de quitter. Je fais mes adieux aux dames du harem, et aux enfants drôles et pâlots, et le fils me reconduit à travers le patio.

En mon absence, je m’aperçois que chez ces messieurs également la conversation a langui. L’ami qui m’accompagne est habitué à ces sortes de cérémonies ; mais lui aussi a subi l’effet de l’ambiance arabe, et le sourire de circonstance est figé sur ses lèvres.

Le vieux magistrat sourit aussi, de toutes ses fines rides astucieuses. Majestueusement accroupi, dandinant doucement sa noble corpulence, il attend en silence les interminables préparatifs du thé. A travers le patio, il y a le même va-et-vient des trois négresses affolées, le même ahurissement des clients qu’elles dérangent et bousculent. On dirait que ce rite quotidien est un événement inouï… Pour nous distraire, on décroche la cage d’une belle colombe grise suspendue sous l’arcade, et on me l’apporte. La colombe roucoule paisiblement : son œil fixe et doux a le même regard que celui des dames d’en face. On l’emporte, et au même moment les esclaves s’écartent respectueusement de la porte d’entrée, et un homme d’une trentaine d’années, d’un port noble et élégant, s’approche de nous. Penchant sa fine tête aux traits graves, il baise l’épaule du vieux seigneur, puis il nous salue. C’est le fils aîné, le mari d’une ou deux des petites femmes pâles ; c’est lui qu’on attendait pour faire le thé.

Avec la gravité que comporte ce rite, il s’accroupit dans un coin du patio, on place le plateau et la théière devant lui, et le va-et-vient des négresses recommence…

Soudain, nouvelles fusées de rires derrière le rideau. Un petit garçon s’est échappé, et court vers nous. Il n’a, sur son petit corps gras et brun, qu’une courte chemise en toile écrue, et une amulette suspendue autour du cou. Le vieillard, les bras tendus, se penche vers lui, ravi, — c’est son dernier né, c’est le plus jeune frère de l’homme majestueux qui prépare le-thé… Ensuite arrivent, escortés par leurs esclaves, deux charmants garçons aux beaux yeux fendus, qui reviennent de l’école coranique ; encore deux fils cadets du maître. Tous ces jeunes gens