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commun nos fortunes et, n’épargnant ni les sollicitations ni peut-être les rapines, tiré le meilleur parti d’un village dénué de ressources. Notre appétit s’alluma de cette constatation ; l’estomac se sentit en confiance ; nous allongeâmes des dents rapaces. La vie à la fois concentrée et nerveuse du combat n’engage guère à l’appétit. L’incertitude des heures, l’imprévu du service, les surprises du ravitaillement nous en ôtent l’agrément ; les aliments répugnent ; on ne mange que d’une dent, seulement pour se nourrir. L’absence de légumes, cette nourriture carnée, nous donnent la nausée dès la première bouchée. L’homme, au fond, se nourrit de peu ; il ne s’accorde appétit que pour tenir compagnie ; la gourmandise n’est qu’une joie partagée ; encore en faut-il le temps. Nous émîmes quelques pensées de cette nature, puis la conversation dévia en gaieté, Le danger passé, on cause de confiance ; l’esprit s’est développé à revenir de loin. Minutes rares qu’un peu de gaieté colore de l’arc-en-ciel des cœurs ; un rien les fait naître, mais un pleur les emporte. On frappa ; il vint à moi un sous-officier d’un autre régiment ; en peu de mots, sa politesse me découvrit une douleur.

— J’ai causé avec plusieurs de vos camarades ; le lieutenant de Mondion m’a dit que vous vous souveniez peut-être du lieutenant Richard.

— Il a été tué le 30 juin 1915 à Bagatelle.

— Vous le connaissiez ?

— Nous étions amis ; il est mort sous mes yeux.

— Je suis son oncle, et sa famille n’a aucun détail sur sa mort.

Il me tendit une photographie où je l’ai revu, les yeux purs, le visage d’un ange de Vinci, son sourire léger sous ses cheveux blonds flottants.

Son oncle me pressa ; je dus conter la triste histoire.

C’était aux jours tragiques de juin 1915 lorsque, à Bagatelle, l’armée du Kronprinz enfonçait les lignes françaises. Sur notre aile gauche, la division voisine avait cédé ; nos chasseurs, enveloppés, s’étaient fait tuer sur place ; réduits à rien, dignes de Sidi-Brahim dont ils avaient la gloire, ils étaient quittes avec l’honneur. Le premier vent du désastre avait soufflé jusqu’aux hauteurs de la Placardelle où, sous la menace immédiate, notre artillerie avait attelé ; Sainte-Menehould était menacé. Appelés