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image m’est présente, et je le vois encore avec son sourire doux, qu’une minute, à mes yeux, nuançait sa souffrance. Mais voici, bruyant, réjoui, Godefroid qui m’apporte des ordres. Nous embarquons à quatre heures ; je n’ai que le temps. « La compagnie est déjà rassemblée, mon lieutenant. » Sur la route, autour des carapaces de toile usées qui enveloppent les lourds camions, j’aperçois dans la boue un grouillement fangeux à quoi je reconnais mes hommes.

Au débarqué, à Sandrupt, à trois heures du matin, nous nous jetons sur la paille. Sur un repas d’un œuf, je me suis endormi ; à deux pas de moi, une vache veillait, les pieds dans une batteuse. Qu’importait ? la fatigue me tenait. Epuisé, à bout de forces, encore sous le coup d’un cahotement continu de dix heures, je dormis d’un sommeil où l’imagination me manqua. Quand on m’éveilla, il me sembla qu’à peine j’avais fermé les yeux.

— Mon lieutenant, disait Hespel, on nous réclame de suite les états.

— Quels états ?

— De propositions et de citations.

— Quelle heure est-il donc ?

— Six heures.

— Allez au diable, vous et vos états ! Il n’y a pas deux heures que je dors.

— Il les faut pourtant, ces papiers.

— Je dors, je n’en puis plus.

— Mon lieutenant…

— Je ne tiens plus debout ; je culbuterai en route.

— Le colonel envoie une note spéciale pour demander ce dernier effort à ses officiers.

— C’est bon, j’y vais.

La tête vide, l’œil trouble, les chaussures délacées, les molletières flottantes, par les rues qu’enveloppe la nuit, j’ai suivi Hespel, jusqu’au petit café où, sur une table graisseuse qu’une chandelle enfume de clarté, il a installé son bureau. Une femme dépeignée, la gorge découverte, nous sert un café dont la brûlure couvre l’âpreté. L’estomac n’est guère délicat en pareilles circonstances ; on ne cherche qu’un coup de fouet au sang. Plusieurs verres d’un pétrole noyé d’eau nous secouent de la torpeur.