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Nous partîmes le surlendemain après une prise d’armes où je vis, en souriant, la stupéfaction des jeunes de la classe 16 devant leurs camarades nouvellement décorés de la Croix de Guerre. Ils les avaient à peine quittés de huit jours ; ils les retrouvaient héros. Nous campâmes au bois des Clairs-Chênes, puis à Jouy-en-Argonne ; nous y vîmes, traînant encore sur le sol, la veste sanglante d’un colonel de spahis, tué par un obus. A deux lieues du combat, les crêtes successives de la Woëvre ne nous laissaient point parvenir aux oreilles le bruit des canons du Mort-Homme. Nous logions dans une baraque de terre ; j’étais couché sur la paille, Goëb auprès de moi, les sergents à nos côtés. L’ennui fait qu’on s’emploie à tout. Dans les buissons humides, nous allions, cueillant des escargots. Et le soir, sur les coteaux dénudés, se couvrant de gros cailloux au risque de se blesser, veste bas, déployant leurs muscles de grenadiers, mes soldats, égayés, jouaient à la bataille.


XII. — UN DEUXIÈME ASPECT DU MORT-HOMME

Serait-ce que les hannetons sont friands de cadavres ? Aux premières lignes du Mort-Homme, après la relève, j’ai passé toute la nuit enveloppé par le bombardement, sans cesse frôlé par leurs tourbillons.

Nous avions pris les tranchées à minuit, par une nuit d’encre qui en absorbait le relief. Où étions-nous ? Je n’aurais su le dire ; la nuit s’opposait aux investigations. Les fusées elles-mêmes ne laissaient dans le ciel qu’une sorte de lumière trouble, un halo noyé dans le lointain. Nous n’avions que les tâtonnements de la main pour suppléer à l’insuffisance du regard et à l’ignorance de la situation. Dans sa hâte, mon prédécesseur s’était borné à m’indiquer d’un mot la direction de l’ennemi. « La ! » En vain avais-je tenté de l’interroger ; j’engageais à peine une première question qu’il avait déjà fait de la nuit sa complice ; il avait fui, laissant à mon ignorance le souci de résoudre le problème.

Mes hommes en place, au choix du hasard, mes consignes données, mes recommandations faites, j’étais resté seul, isolé par un pare-éclats des derniers éléments de ma section. Point de niche où m’abriter ; point de banquette où m’asseoir. De guerre lasse, et l’esprit occupé de ce secteur inconnu, j’étais