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resté à veiller, debout, le dos au parapet, ma couverture nouée aux genoux, les pieds enfoncés dans la boue du Mort-Homme. Des hommes me heurtaient en passant ; ils s’étaient perdus et m’injuriaient de n’avoir pas une direction à leur donner. D’autres, par groupes, me bousculaient, m’écrasaient ; ils portaient des charges lourdes qui me frôlaient le visage ; à l’odeur dont ils me suffoquaient au passage et dont, pour huit jours, ils imprégnèrent mes vêtements, je reconnus qu’ils portaient des cadavres…

Dès l’aube, je mis la tête hors du parapet. Alors m’apparut dans la tristesse grise du matin, et sous un nouvel angle, le vaste champ de bataille que je connaissais déjà. Nous sommes à vingt mètres, en deçà de la crête mère du Mort-Homme ; et, vers l’Est, voici, sur près de deux kilomètres, les organisations allemandes, ses réduits du bois des Corbeaux ; sur notre ligne, et leur faisant face jusqu’au bois des Caurettes, voici nos gains du 9 avril. Et voici, atteignant jusqu’au point où nous sommes, la tranchée continue, travail formidable d’une nuit, telle que, le 11, nous l’avions trouvée, et restée ce jour encore entre nos mains.

Quel aspect que ce champ de bataille ! Depuis deux mois, il n’eut pas de repos. Cette tranchée où nous sommes, n’est-elle pas la plus disputée ? Dix fois, vingt fois peut-être, elle a changé de mains. Et dans ce vaste champ de mort, creusé de cratères comme un paysage lunaire, voici sous mes yeux, sortant partout du sol, les cadavres de l’ennemi. Un casque brille à trente pas ; je jurerais qu’il est d’un officier ; je m’élance pour le ravir. C’est l’instant qu’une mitrailleuse me découvre ; par dizaines, les balles m’assourdissent chacune d’un coup de fouet. Je m’aplatis ; me voici au cadavre. Je m’accote à lui au fond d’un entonnoir ; singulier voisinage dessous la mort qui frappe. Une cuisse sort de terre, élastique, sur quoi, pour m’étendre, j’ai appuyé ma main. Le dégoût me prend de cette masse, noir de jais, d’où monte l’odeur immonde ; je me révolte de la laideur obscène. Il n’est meilleur instinct que le dégoût ; mon casque au bras, je me suis dressé d’un bond ; par les fondrières, j’ai pris mon élan ; me voici ployé sous les balles, le pied incertain, butant sur des cadavres. La tranchée m’apparaît ; deux pas, je suis sauvé. Mais qu’est cette trappe soudaine ? Le sol fonce sous mes pas. Me voici déposé au fond de la tranchée,