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entendant comme en rêve les cris de frayeur de plusieurs hommes que l’affaissement de leur abri, sa chute sous mon poids couvrent de planches, de boue, de sacs et de gravats.

J’ai désenseveli mes victimes, trois sergents surpris dans leur sommeil ; ils n’en revenaient pas de ce projectile d’un nouveau genre ; je les laisse à la peine de comprendre qu’on puisse ainsi tomber du ciel. Ils se regardent, se tâtent, me voient avec stupeur ; toute la journée, je les entendrai à quelques pas de moi, encore frémissants de l’aventure. Un verre de rhum vidé, nous nous réconcilions d’un éclat de rire.

— Mon lieutenant, on vous demande.

C’est Guillot, inquiet de moi, qui m’appelle de son abri. Erkens est avec lui ; on nous sert le repas. Mon casque à la main, je narre mon aventure ; elle m’ouvre l’appétit.

— Le coin est mauvais, dit Guillot : on peut s’attendre à ce qu’il le devienne plus encore. Cet abri n’est pas sûr ! c’est une cible de longtemps repérée par l’ennemi ; Sainte-Croix y a eu quatre hommes tués à ses côtés. Au reste, ce n’est pas la seule légende de cet abri : Couplet y fut fait prisonnier ; on y a engagé des corps à corps sanglants ; voyez ces mille traces qu’en portent les parois.

— Vous m’enlevez l’appétit, dis-je ; je regagne ma tranchée.

— Bah ! vous aurez assez de cœur pour déjeuner. Le bombardement ne commence qu’à onze heures.

A l’heure dite, un premier obus nous ébranle si fort que la chandelle s’éteignit ; il en fut ainsi plusieurs fois par heure, durant l’après-midi. Amusés du jeu, inlassablement, nous frottions des allumettes. Avec régularité, la mort frappait à notre porte ; nous trouvions, a causer, un peu de distraction.

— Chose singulière que cette guerre de tranchées, disions-nous entre nous. Nous vivons dans des trous, réduits à notre solitude, les yeux sur des charniers ; et le danger nous rend la mort plus présente qu’aucune imagination. Ne nous amène-t-elle pas, en le surpassant, à cet état d’âme jusqu’où n’ont pas atteint les trappistes ? Ne se réduit-elle pas à cette impression qui m’obsède depuis vingt mois ? On a creusé sa tombe, et l’on veille en attendant la mort qui la fera se refermer sur vous.

— Oui, chose singulière que cette guerre que nous vivons, répètent mes camarades. Qu’en pensez-vous ?

— Elle m’a déçu dès le premier jour. Je l’imaginais sous