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D’une haleine, suivi de plusieurs hommes, j’ai couru aux cadavres : des vivants d’abord, au fond de la tranchée, aplatis, le dos rond et la face à la terre ; puis, la tête en sang, les mains rouges, les blessés, les yeux blancs, en effroi, oubliant de geindre, attendant l’accalmie pour souffrir. Un éboulis : une face blanche en sort, renversée, les yeux clos, bouche ouverte vers le ciel et à même hauteur, tendues, rigides, exposant leur paume, deux mains blanches, hors de terre, découvertes jusqu’au poignet ; voici le premier mort. D’autres suivent ; par groupes maintenant dans l’espace bouleversé, comblé, effacé qu’occupaient mes deux sections. A mes yeux, point de sang, nul cadavre découvert en entier ; mais d’énormes masses de terre meuble, en pyramides, d’où sortent, nus, sans blessures, mais blancs et comme verdis, des bras, des faces, des mains de marbre.

Un cri : c’est Keffmann. Il est à terre, jeté sur le dos, les reins sous l’éboulis, le buste dehors, la tête au sol, les bras en croix. Il m’a vu ; dans un seul cri toute sa force. Il ne cause pas ; mais ses yeux s’ouvrent ; ils pleurent. Mon aspect l’a rassuré sur lui, l’a rendu à la vie ; ainsi du premier visage humain pour celui qui s’est cru mourir.

Des hommes m’ont suivi ; ils s’empressent à le dégager ; sous la pression des outils qui le sauvent, le malheureux recouvre la souffrance et le cri. Je poursuis. Au dernier abri effondré d’où sort, repliée sur la poitrine, touchant du front au sol, une tête d’homme où je reconnais Valy, je m’arrête longuement. En vain, j’appelle ; sans trace visible, là gisent mes deux sergents.

De retour à l’abri. Midi ; les heures sont longues. Au milieu des formes humaines, brunes dans les couvertures, veste bas, la gorge nue sous la chemise découverte, une chandelle balayant de reflets étranges leur visage en sueur, Guillot, Erkens se sont rendormis.

— Ils reviennent, gémit une voix.

— Qui donc ?

— Les taubes.

Leur repas pris, carnassiers à deux natures, les aigles vermeils reviennent chasser au sang. Et, dans nos tranchées, au-dessous de leurs ailes, voici revenue la panique aux yeux blancs. C’est l’instant qu’y ajoutant par ses fracas soudains, reprend le bombardement.