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Par quatre à la fois, les obus tombent maintenant à l’aile Nord de la compagnie, sur la ligne d’abris épargnés ce matin. Mais, instruits par l’expérience, les hommes de mort ordonnent d’autres tirs ; au tir localisé sur une zone réduite, ils adjoignent le tir progressif. Des pièces nouvelles s’ajoutent de la voix ; elles sillonnent toute la ligne arrière de la compagnie où s’entasse le reflux de la panique.

J’étais à cet instant sur la porte de l’abri. A quinze pas, sans autre protection sur leurs têtes qu’une tôle ondulée jetée à même sur la tranchée, douze, quinze hommes sont groupés, debout, l’un à l’autre s’accolant, les bras ceignant les torses, le dos offert, en un bloc contre le péril : des hommes de la compagnie, les agents de liaison du colonel commandant le secteur, ceux des trois régiments dont, à ce moment, des éléments lui sont subordonnés. Un obus éclatant au milieu, sous l’explosion formidable qui nous cache une seconde le spectacle, fait d’un seul coup masse morte de toute cette chair vivante.

Pas un cri. La terre retombée, je m’élance, les yeux agrandis, vers l’horreur. Mais soudain dans mon des : — Le vois-tu ? le vois-tu ? Il gagne ; vois donc, il gagne. L’autre se sauve, mais il le gagne, il le gagne, le taube va se faire rejoindre.

— Où donc ? Je ne vois rien.

— Là-bas, mon lieutenant, dans le blanc du nuage.

— Je n’y vois rien.

— Il tombe, mon lieutenant, il tombe. Bravo, les as, bravo ! » Après l’angoisse réfrigérante de la mort, les péripéties du combat ont mis une flamme aux joues des hommes. Déliés du mutisme, ils crient, ils applaudissent.

« Heureux pilotes ! ai-je dit tout haut ; leur victoire ou leur chute gagne également les applaudissements de ceux-là mêmes qui meurent hors de toute gloire. Il n’y a plus qu’eux, dans cette guerre, pour avoir la vie et la mort dont on rêve. »

Devant le danger subitement changé de camp, la chaîne des taubes s’est rompue ; ils fuient, cependant qu’au-dessus de l’appareil écrasé sur le sol, Navarre couronne d’une cabriole audacieuse la chute de sa nouvelle victime.

— Le colonel de Matharel vous fait signe, mon lieutenant. Pour l’atteindre, je dois enjamber par-dessus les victimes dernières, fumantes encore de sang, agitées des derniers réflexes ; deux corps écartelés, toutes entrailles dehors ; puis une