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d’aujourd’hui, trop souvent mouillées de larmes. Un permissionnaire, après vingt mois de front, embrasse en repartant sa mère et sa jeune femme : « Per qué plouratz ? Nous aut, lu jouens, bézéts bé quén pas meyt gens d’aci. » Ceux qui savent la langue sentiront dans l’arrangement et la résonance de la phrase le prolongement de la pensée. « Pourquoi pleurez-vous ? Nous autres, les jeunes, vous le voyez bien, nous ne sommes plus gens d’ici… » mais d’un autre pays… lointain.

Une mère vient d’apprendre la mort de son fils. Elle reste un instant immobile, hébétée, comme si elle avait reçu un coup de massue sur la tête. Puis les sanglots arrivent, se précipitent, se prolongent, suivis d’une sombre vocifération, qui se déroule et se rythme en phrases et pauses alternées, chaque phrase se terminant par ces mots : « Machanto guerro ! Guerro machanto ! Méchante guerre ! Guerre méchante ! » Le mot patois est plus sévère que le français ; on y sent le cri suraigu de la douleur maternelle, celui que les poètes latins, malgré la dureté romaine, recueillirent dans leurs vers : bella, horrida bella… Matribus detestata !


Cette âme patoise est mystique et l’origine de son mysticisme nous est donnée par une très vieille histoire. Quand l’homme ouvrit pour la première fois ses yeux au spectacle de l’univers, la virginité de son regard tomba sur la splendeur d’une matinée printanière et son cœur ébloui fut pénétré d’une tendre allégresse. Le soir, la tempête déchaînait ses fureurs : la forêt fut fracassée, les rivières sortirent de leur lit, la mer ébranla ses rivages. L’homme glacé de terreur décida de ne pas rester seul. Il donna figure et âme aux forces de la nature, et, comme elles le dépassaient infiniment, dans un bel élan d’anthropomorphisme, il les divinisa. Ainsi naquirent les Dieux, les uns bons qu’on craint et conjure, les autres favorables qu’on aime et implore.

Primus in orbe Deos fecit terror
Et gratia

L’émoi solennel, que le poète place à l’aurore des temps, se renouvelle chaque jour et marque chez le petit paysan l’éveil de son âme. Le sentiment évolue à mesure que l’enfant grandit