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petit paysan quittait son village de la Beauce, portant tout son avoir, — quelques hardes, — noué dans son mouchoir au bout d’un bâton, suivant la tradition séculaire des piétons arpentant les routes de France ; il s’appelait Vincent Caillard, ne possédait pour pécune qu’un demi-louis, ne savait ni lire ni écrire, ne connaissait nul protecteur et n’attendait aucun héritage. Il se rendit à Orléans, fut admis comme manœuvre chez un entrepreneur, travailla avec obstination, se conduisit bien, passa piqueur, puis surveillant, ensuite conducteur ; en 1790, il s’établissait et devenait entrepreneur à son compte.

Peu de temps auparavant étaient venues se fixer à Orléans deux personnes étrangères au pays, une dame âgée et une jeune fille ; bien que leur séjour défrayât les commérages, personne n’avait appris d’où elles venaient ni qui elles étaient ; elles vivaient honorablement, menant avec décence un train fort modeste. La vieille dame, d’aspect tout à fait aristocratique, avait l’air hautain d’une femme de cour ; sa tenue était recherchée et elle se promenait, poudrée à frimas, tenant en main une canne à pommeau d’or qui impressionnait les passants. La curiosité des Orléanais s’aiguillonnait d’autant plus que le nom sous lequel vivaient les deux étrangères était, — on ne l’ignorait pas, — un nom de fantaisie. La jeune fille, d’une saisissante beauté, disait s’appeler Madeleine Trotereau ; le bruit courait qu’elle était une fille naturelle de Louis XV.

Vincent Caillard épousa Madeleine le 9 février 1790 : elle n’avait pas un liard de dot et son mari lui en constituait une sous forme d’une petite vigne achetée à Meung-sur-Loire. Le texte de l’acte de mariage ne laisse place à aucune supposition de fraude ou de mystère : le père et la mère Trotereau y sont désignés et le signent ; mais, d’après la tradition de la famille Caillard, c’étaient là figurants de complaisance et la naissance de la belle Madeleine demeura une énigme. Le mariage célébré, la vieille dame disparut et, comme il convient dans les légendes, on ne la revit jamais[1].

Madeleine fut une épouse modèle : l’amour donna à Caillard du génie. Durant la Terreur, il est conducteur des Ponts et Chaussées à Beaugency : au début de l’Empire, il dirige les travaux de réfection de la grande route Paris-Bordeaux dans la

  1. Un coin du Pré-aux-Clercs… d’après des documents inédits, par Léo Mouton, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale.