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ces tritons qui, se tenant enlacés deux à deux, vous les hissent sur leur dos et se lancent intrépidement à travers l’effroyable courant, en recommandant bien au patient de ne pas regarder l’eau, « si rapide que la tête tournerait et que porteurs et clients seraient engloutis. » Quelquefois, le torrent se précipite avec tant de fureur et de fracas qu’il faut attendre durant vingt-quatre heures, et davantage encore, que la hauteur du flot soit diminuée. Au vrai, ces gueyeurs exagèrent le péril et spéculent sur les craintes que provoquent leurs hâbleries : une femme terrorisée par le tableau qu’on lui présente de « la fureur de ces eaux qui brisent les montagnes et charrient des rochers, » n’hésitera pas à payer un louis, au lieu de six sous, les courageux Hercules qui vont risquer leurs jours pour la porter sur l’autre bord. Encore n’est-il pas bien sûr que, par astuce et pour ajouter à leur apparent mérite, ils ne choisissent pas l’endroit le plus profond et le plus dangereux, dût la voyageuse sortir de leurs bras trempée d’eau, percluse de peur et trop heureuse d’être en vie pour s’attarder à marchander sur le pourboire[1].

À ceux et à celles que rebutent de tels malencombres s’offre l’éventualité de gagner par mer l’inaccessible Nice ; mais l’entreprise est ardue ; on trouve facilement, il est vrai, à Antibes, des felouques qui font la traversée, mais, pour peu que le passager tienne à ne point partager l’ordinaire peu appétissant des matelots, pour peu qu’il ne lui suffise pas, comme à Chateaubriand, de « souper d’un biscuit, d’un peu de sucre et d’un citron, » il doit se pourvoir de provisions et se résigner à cuisiner ses repas tout le temps qu’il sera en mer. Les plus avisés se procurent un petit four de tôle et une marmite à esprit-de-vin : on vend même des « machines à rôtir très pratiques et peu encombrantes ; » mais il est de toute nécessité d’emporter de l’eau potable, du pain, des œufs conservés dans la graisse fondue, des noix, des fruits confits et aussi, — car si l’on connaît à peu près le jour du départ, la durée du voyage est le secret de Dieu, — des moutons vivants, un ou deux porcs, des volatiles, des légumes secs, sans oublier un boulet de canon de deux livres qu’on jettera dans la marmite pendant la cuisson de la soupe, afin que, mis en mouvement par le roulis, ce

  1. Docteur A. Barety. Le voyage de Nice autrefois, extrait du Nice historique (d’après les relations de Lalande, de Papon, de Roland de la Platière, etc).