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La traversée fut attristée par la vue d’un de nos torpilleurs d’escorte qui, rencontrant sans doute une mine, coula en quelques minutes. Une fois à terre, nous n’eûmes pas le loisir de méditer sur ce douloureux incident, car, à peine débarqués, on nous menait dans un restaurant où tout était préparé pour nous ; puis, au sortir de table, on nous conduisait à la gare et en un clin d’œil nous étions embarqués, cadenassés, pour nous réveiller le lendemain matin à Liverpool, à quai, à quelques mètres de notre bateau, le Divinsk, battant pavillon russe, état-major russe, équipage russe. C’était le premier contact avec nos alliés.

Si les Anglais avaient été pressés de nous faire traverser leur pays, ils ne le furent pas, — sans doute pour des raisons majeures, — de nous faire quitter la rade. Enfin, après plusieurs jours d’attente et un nouvel arrêt dans une petite baie du Nord de l’Ecosse, nous passions par le travers des îles Feroé et nous faisions route : icebergs, aurore boréale, neige, brouillard, puis un beau jour, la terre, la baie de Kola et ses montagnes toutes blanches.

Je fus désigné pour aller reconnaître le « train de luxe » qui devait nous emmener jusqu’à Petrograd. Descendu la nuit à terre, ne comprenant pas alors un traître mot de russe, force me fut d’attendre l’aube, accroupi devant un brasero qui répandait une fumée âcre dans une sorte de cabane en bois servant vaguement de poste de police à de non moins vagues soldats.

Le lendemain matin j’avais l’heur de rencontrer sur le quai le capitaine de la Gatinerie, auprès duquel je m’enquis du lieu où je pourrais trouver les sleeping venus de Petrograd et destinés à l’état-major et aux officiers de la mission. « J’ai bien connaissance, me répondit-il, de quelques wagons de première et de seconde classe, qui étaient quelque part dans la gare, mais les marins révolutionnaires les ont pris hier pour aller à Petrograd, assurant qu’avec un peu de paille vous seriez très bien dans des wagons de quatrième. D’ailleurs, ajouta-t-il, on n’y est pas mal : vous pourrez vous étendre ! » J’ignorais alors ce qu’était ce genre de wagons : l’excellent capitaine ne devait pas être un sybarite pour les trouver presque confortables. Trois couchettes en bois superposées, un vague couloir, aucune séparation entre les compartiments et, campé au milieu, un énorme