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voyions presque journellement des chariots appartenant à des juifs, se diriger vers les lignes, puis revenir après avoir échange leur chargement de farine, contre des caisses renfermant des objets portant tous l’estampille Made in Germany.

À cette époque eut lieu la tentative de contre-révolution connue sous le nom de mouvement de Korniloff. Celui-ci avait fait un appel aux Cosaques, qui devaient le rejoindre aux environs de Moscou. Le but était d’installer un gouvernement Korniloff-Kerensky. Que se passa-t-il au dernier moment ? A quels mobiles obéit Kerensky ? Mystère. Toujours est-il que les journaux publièrent en grandes lettres que Korniloff était déclaré « traître à la Patrie » par Kerensky lui-même, et que celui-ci sommait le peuple russe de s’opposer par tous les moyens possibles au groupement de cette armée contre-révolutionnaire. Notre dernier espoir d’une « poigne » pour remettre de l’ordre nous était enlevé. Il n’y avait plus de généraux ayant suffisamment d’autorité pour rétablir une discipline. D’ailleurs, la cavalerie et les Cosaques commençaient aussi à se mettre en « soviets » et à nommer eux-mêmes leurs officiers.

Pour expliquer cette défaillance de l’autorité qui fut le grand scandale et le pire désastre, il faut se souvenir que presque tous les officiers de carrière avaient été tués ; l’encadrement de la troupe était loin de présenter la solidité qu’il avait au début de la guerre. On avait nommé beaucoup d’officiers peu instruits, d’esprit peu militaire, et cherchant beaucoup plus à se tirer d’affaire qu’à rétablir l’ordre et la discipline dans leurs unités. Le gouvernement lui-même s’ingéniait à rendre la vie odieuse à ces malheureux. Non seulement ils n’avaient plus le droit de commander directement, mais on leur avait supprimé d’abord leurs ordonnances, puis le droit d’avoir une cuisine autre que celle des soldats, puis finalement leur solde. Ils ne touchèrent bientôt plus quel roubles par mois.

Or, par une conséquence naturelle de cet état de choses, le coût de la vie augmentait dans des proportions inquiétantes. Une archine d’étoffe (0 m. 60) coûtait 100 roubles. Une paire de bottes, qui au début de la guerre coûtait 20 ou 30 roubles, en valut bientôt de 150 à 200. Les vivres subissaient la même hausse de prix, tandis que leur qualité et leur quantité diminuaient sans cesse. Trouver de la farine et de la viande devenait un véritable tour de force.