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véritable musique de musicien. Il opère avec les mots le même prodige que votre divin Mozart et mon divin Jean-Sébastien Bach opéraient avec les notes, et de la même manière.

« Mais lui est le plus divin ; Mozart et Bach n’ont pas dépassé la région de leur art ; lui, il est monté plus haut que la sienne. Il est plus divin qu’Homère, qu’Eschyle, même plus divin que Shakespeare.

« Il a touché, il a franchi les limites de la connaissance. Confrontez ce qui nous reste de la musique de son temps avec les formes qu’il a rêvées…

« Dans votre illustre et singulier cénacle des musiciens in partibus, ce convive-là n’a pas de place. Il est trop grand. Un seul est digne de s’asseoir au pied de son lit tricliniaire : c’est Léonard, ce magicien qui savait tout, lui aussi, et qui dépassait, lui aussi, les connaissances de son siècle et presque du nôtre. »


Mais l’admiration de notre ami, tout au moins son admiration sans réserve, n’allait qu’aux génies sans mélange. Wagner lui-même n’a pas conquis tout entier cet esprit de pure race latine.


« Je suis dans l’Autriche italienne, ou, pour mieux dire, dans l’Italie autrichienne : un site idéal, non loin de Trente, ignoré par le beau monde, tout entouré de solitude, sur des prairies ondoyantes, immenses, et fleuries, et boisées, dignes d’encadrer le réveil de Faust (2e partie) ou plutôt (j’entends les clochettes des chèvres) le réveil de Tannhäuser dans la seconde scène du deuxième acte. Il sera donc dit que ce créateur tudesque, adorable et odieux, nous reviendra toujours à l’esprit toutes les fois que nous serons au contact des grandes sérénités, ou des spasmes de la nature ou du cœur. Hybride, monstrueux, moitié homme, moitié brute, faune, satyre, centaure ou triton, ou bien plutôt moitié dieu, moitié âne, Dionysius par le délire divin de l’inspiration, Bottom par l’opiniâtreté stupide, nous ne l’aimerons jamais tout entier. Mais, si nous oublions son train de derrière, lourd, tardif, ridicule et récalcitrant, et si nous ne regardons que le buste, c’est à genoux qu’il faut le contempler. Comme harmoniste, à part telle ou telle ruade asinine, je l’admire sans réserve. Il a possédé le monde harmonique et métabolique tout entier, dont on n’avait conquis, avant lui, qu’un seul hémisphère. »