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que « c’était nerveux » et ne conseilla rien d’autre que « de la gaîté, des bains tièdes et de l’exercice. » La résolution qu’avait prise M. de Rouaud réclamait plus de prudence : il se rendit, d’abord, pour voir, à la Foire Saint-Laurent. Émerveillé de la Redoute chinoise, il remarqua que la plus excellente société y était confondue avec la moins bonne ; tout se passait le plus décemment et le plus simplement ; les femmes honnêtes ne paraissaient pas du tout souffrir du voisinage des autres : il constate aussi que celles-ci, « reconnaissables à leur toilette et à leur élégance, » étaient familièrement accostées par les hommes « qui les quittaient sans conséquence ; » on lui en montra une qui était riche « de plus de vingt mille livres de rente » et une autre qui, « en quatre mois, avait mangé deux cent mille écus. » Ainsi documenté, après huit jours de boulevard, il se lança courageusement dans l’incartade, sous prétexte d’un pèlerinage à Nanterre, et son journal mentionne cet exploit : « J’ai dîné à Chatou chez une jolie femme dont j’ignore le nom comme la naissance. » Dans l’après-midi, il va visiter la machine de Marly et le pavillon de Louveciennes, contemple avec ferveur, dans le vestibule de Mme Du Barry, la Vénus d’AIIegrain, et note que « quarante des plus jolies femmes de Paris ont servi de modèle au sculpteur pour réunir dans cette œuvre les plus parfaites proportions du corps. » Puis, il ajoute : « Je n’ai quitté ce temple de la Volupté que pour m’aller coucher à Chatou et rejoindre mon aimable hôtesse. » Dès le lendemain, il rentrait à Paris et conduisait Mme de Rouaud au Jardin des Plantes, où il lui fit admirer les minéraux du cabinet d’histoire naturelle.

Ce qui surprend, ce n’est point l’anecdote en elle-même) mais la narration qu’en fait l’heureux Céladon, d’un ton de détachement qui Heure son Richelieu ou son Létorière. L’éditeur de son Journal présume « que M. de Rouaud le rédigea pour s’épargner, quand il fut de retour à Guérande, de recommencer trop souvent le récit de son séjour dans la capitale. » L’état du manuscrit original « semble indiquer qu’il a circulé en de nombreuses mains[1]. » Le trait de mœurs est assez curieux de cet homme d’âge mûr entreprenant, ainsi qu’il l’écrit, le voyage de Paris « dans le dessein de procurer de la satisfaction à sa

  1. Comte L. Remacle. Voyage de Paris en 1782. Journal d’un gentilhomme breton. Avant-propos.