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temps de François-Joseph, y résonnerait de nouveau avec la même insolence qu’autrefois.


V

L’unification, trop facile à prévoir, des Empires centraux, quand bien même la Bulgarie et la Turquie n’hésiteraient pas à s’en détacher, me ramène à l’image d’une Europe coupée en deux, que j’ai ébauchée au premier chapitre de cette étude. Depuis lors, les événements m’ont donné raison : la « Mittel-europa » n’est plus un fantôme nébuleux, dessiné par l’imagination des écrivains ; elle a pris corps dans les entrevues des hommes d’État austro-germains et elle se présentera sur la scène européenne, tout armée pour les luttes militaires ou économiques de l’avenir. La situation politique se précise, telle qu’elle survivra à nos longues années de guerre : deux groupements de Puissances, séparés non seulement par les crimes inexpiables du militarisme prussien, mais aussi par une compréhension opposée du droit des nations et des individus, par une conception contraire de la civilisation et du progrès de l’humanité.

D’un côté l’État, incarné dans des maisons régnantes que soutiennent deux colonnes robustes, l’armée et la bureaucratie, l’État, adoré comme un dieu par tous les citoyens et dont l’intérêt suprême plane au-dessus de la morale divine et humaine. De l’autre, des gouvernements de discussion et de liberté, respectueux des droits de chacun, soumis au contrôle de l’opinion publique et des parlements. Ici la passion de l’asservissement politique, intellectuel et économique, la destruction ou l’exploitation des faibles par les forts, érigée en maxime, comme si l’espèce humaine n’était qu’une branche quelconque de l’animalité terrestre. Là le sentiment de l’égalité entre les nations, le culte d’une justice supérieure aux intérêts particuliers d’un seul peuple, de respect de la parole donnée et des engagements internationaux. En face d’une organisation tellement savante qu’elle en devient une armature étouffante, une indépendance d’allures, une liberté de parler et d’agir, parfois excessive, mais qui rend la vie douce et facile. En un mot, la résurrection d’un passé féodal, anachronisme bardé de fer, qui se sert de la science comme d’une arme perfectionnée pour essayer d’enrayer et d’enchaîner la civilisation moderne.