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l’an me trouve dans le même embarras que le reste des Américains. Pas un sou de mes livres depuis juin dernier, quand ils me rapportaient de cinq à six cents dollars par an. A. la banque, pas de dividendes. Et presque tout le revenu de mes conférences, tari. Avec cela, un effort d’économie pour consommer aussi peu que la chandelle sous l’éteignoir… Mieux vaut cent fois ce martyre que d’accepter par impatience une paix hâtive ou une paix qui ramène le vieux chancre ! » Et il ajoute : « Bien qu’en fait rien ne soit plus improbable ou même impossible pour moi, je ne veux pas renoncer au privilège in extremis de prendre moi aussi le sabre ou le fusil. La paix de l’homme qui a renoncé à faire usage du fusil n’est point, à mes yeux, une paix véritable. » Et je crois que tels sont aujourd’hui les sentiments de l’Amérique pacifiste dans la guerre.

Emerson, le plus grand rêveur qu’il y eût, et qui a passé toute sa vie à jouer avec les idées, ces folles, et qui parfois le mènent loin des idées l’amusent ; il ne les épouse pas. Il va où elles allaient, il les a regardées partir, il ne les a pas suivies. Et il regarde l’avenir : il est dans le présent. Et il regarde l’univers : il est chez lui. C’est en étant chez lui, et de chez lui, très casanier, qu’il eut conscience d’être un citoyen de l’univers. Il approuve qu’on désespère « d’un homme pour qui le morceau de terre qu’il a sous les pieds n’est pas-quelque chose de plus doux que le reste du monde et de tous les mondes. « Il est patriote ; il dénigre un patriotisme paresseux qui attend, pour aimer, qu’on lui en donne l’exemple. Et il a écrit cette ligne jolie et touchante, où cet ami de notre Montaigne ressemble aussi à notre Joubert : « Faites grand cas du lieu où vous vivez. » Il n’avait rien vu en Italie, à Terni, à Syracuse ou à Florence, qui lui rendit moins beau ou moins cher son paysage de campagne américaine. Et le livre de ses méditations les plus hardies, il aurait voulu l’appeler Essais de la forêt, parce qu’il avait reçu de la forêt voisine, où il se promenait tous les jours, ses plus belles pensées relatives à l’avenir et à l’univers illimités.

Il a cité joyeusement ce mot de Napoléon : « Ce sont les États-Unis, plus tard, qui dicteront les traités de l’Europe. » Il attendait de sa patrie « la réformation de l’univers ; » et il voulait qu’elle eût souci d’une tâche si auguste. Il a écrit : « Quand le Yankee mord à quelque chose, rien au monde qui lui fasse lâcher prise. » Et c’est ici, mieux qu’une prophétie, une promesse.


ANDRE BEAUNIER.