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de sa haine, et qui, non content de nous achever quand nous serons blessés, mutilera nos pauvres cadavres ? En vérité, à quoi bon ? »

Il est clair que notre situation est des plus périlleuses. Nous sommes entourés d’une population dont les sympathies sont partagées. Impossible de distinguer lesquels nous sont amis ou ennemis : les gardes rouges, qui même au combat conservent leurs blouses ouvrières, n’ont qu’à jeter leurs armes pour disparaître dans la foule. Nous, dans les gares, paysans et ouvriers nous espionnent. Ils peuvent faire sauter les rails derrière nos trains et nous couper la retraite. Les représailles collectives, seul moyen efficace contre une population armée, ne sauraient être employées dans un pays qu’on espère gagner à sa cause. Aussi nos blessés, sachant le sort qui les attend, préfèrent-ils se suicider sur le champ de bataille.


UNE ARMÉE COMPOSÉE D’OFFICIERS

Chapri, le 1er/14 février 1918.

Ce matin la compagnie d’officiers de la garde impériale revient du front, dans des fourgons de bagages ; ils dorment sur la paille. Je cause avec leur chef, le colonel Morozof. Tous étaient, sous l’ancien régime, de brillants seigneurs : ils ont librement choisi cette rude existence. Obligés maintenant de porter le sac et le fusil, de faire les travaux qui exigent de la vigueur physique, de suffire au transport des mitrailleuses et des munitions, aussi bien qu’au nettoyage des effets militaires et à la cuisine, il est inévitable qu’ils se fatiguent plus vite que le moujik. Mais ils s’y font. A l’heure du combat, ils sont incomparables, leur bravoure est à toute épreuve. Presque tous ont été blessés pendant la guerre ; animés du plus noble sentiment d’honneur militaire, ardents patriotes, ils ont pour leur ennemi le plus profond mépris, ce qui les aide à supporter les dures épreuves de cette guérilla.

Spectacle unique dans l’histoire que celui de ces troupes formées exclusivement d’officiers I L’ancien gouvernement, et, hélas ! bon nombre de généraux, avaient étendu à l’armée la conception nouvelle de l’autorité, suivant le mode révolutionnaire. L’armée, fut-ce chez le plus libre des peuples, est obligée de conserver entre le chef et ses hommes un reste