Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profond la façade de Laon, des gaucheries qui déparent certaines parties de celle d’Amiens. Tout respire le bonheur d’une maîtrise accomplie, la félicité d’une pensée a son plus haut point d’équilibre, le sentiment d’un triomphe, un rayonnement d’apothéose.


II

Mais l’honneur de cette cathédrale, ce qui la mettait hors de pair au milieu de la famille gothique, c’était, — quelle douleur d’en parler au passé ! — l’incomparable trésor de sa statuaire. Aucun monument de la chrétienté n’avait reçu en partage une telle somme de vie. Un moment mémorable de la sensibilité française y était illustré par des œuvres d’une beauté qu’on pouvait croire impérissable.

Cette statuaire, d’ailleurs, comme beaucoup d’œuvres de premier ordre, posait plus d’un problème. Il suffit d’un regard pour se convaincre qu’elle appartient à deux époques tranchées, à deux générations tout à fait différentes. Il y a un monde entre les sculptures sévères du portail -Nord et les sculptures étincelantes de la grande façade. Ce n’est pas tout. La statuaire de Reims ne vaut pas comme celle de Chartres par l’unité intellectuelle, la belle ordonnance dogmatique. Elle présente, au point de vue de l’iconographie, plus d’une incorrection ou d’une anomalie. Il y a des répétitions et des flottements étranges, comme si l’on se trouvait en présence d’un écrit formé de la réunion de deux textes différents d’un même poème, où des passages seraient rajeunis, d’autres transposés. Bizarreries d’autant plus frappantes qu’elles contrastent avec l’autorité et la splendeur du style. Tous ceux qui ont hanté nos vieilles cathédrales savent de combien d’ombres elles s’entourent, et combien ces ombres sont charmantes. Mais Reims, la radieuse Reims, est peut-être entre toutes la plus mystérieuse.

Les choses s’expliquent en partie d’une manière assez simple : la façade actuelle n’est pas, on l’a vu, celle qui avait été primitivement conçue. La preuve en est aisée : l’ancien portail subsiste encore. Le maître qui composa cette nouvelle façade si belle n’a pas fait disparaître l’œuvre de son devancier. Elle trouva grâce encore aux yeux du jeune artiste[1]. Celui-ci

  1. Ce portail apparemment n’était pas encore debout ; seules, les sculptures existaient, et encore incomplètes (six apôtres, six prophètes sur douze, etc.), dans les chantiers de la cathédrale. C’était l’usage de commencer les cathédrales par le chevet ; on exécutait pendant ce temps les parties décoratives de la façade ; il ne restait plus qu’à les monter quand l’ouvrage en arrivait là.