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chalumeau ; d’autres semblent descendre du ciel, pareilles a des lustres qui glissent ; d’autres retombent en lentes courbes harmonieuses, éclairant longtemps les ténèbres avant de pâlir et de s’éteindre. Ah ! ce ne sont plus, aujourd’hui, ces fusées de l’Yser qui montaient, de fois à autre, dans les brouillards de la nuit, sinistres par leur rareté même et leur éclat falot si rapidement évanoui ! Au-dessus des prairies noyées, elles ressemblaient aux tristes feux d’une pauvre fête de village ; arrivées au bout de leur course, elles décrivaient un mince arc fragile, jetaient un moment dans la brume leur lumière mélancolique et laissaient, en disparaissant, la nuit plus notre et plus lugubre… Maintenant, c’est une vraie fête, une débauche de lumière. Si loin que la vue peut s’étendre, la frontière mystérieuse du pays qui n’appartient à personne est jalonnée à l’infini de leur éclat multicolore. Du haut de ce vide-bouteilles, les yeux sont comme au spectacle. Dans ce formidable appareil de guerre, ils ne voient plus, pour un instant, qu’un jaillissement, une pluie d’étoiles, une fantaisie d’opéra. Des éclairs sortent de partout, des coteaux, de la plaine, des vignes, des bois, des marécages. Le fracas des départs et celui des arrivées finissent si bien par se confondre qu’il devient presque impossible de les distinguer entre eux. Puis, tout à coup, silence. On dirait que sur l’une et l’autre scène, les acteurs se sont tacitement entendus. C’est fini. Encore quelques coups, comme après un orage des gouttes d’eau attardées. Seules continuent à jaillir inépuisablement les fusées bleues, jaunes, vertes ou rouges. Deux ou trois lustres d’argent se balancent dans le bleu sombre du ciel ; des avions invisibles, amis ou ennemis, ronflent très haut dans les ténèbres, signalant leur passage par de longues chenilles de feu. De Reims, continuent de monter, comme d’un cœur embrasé, des flammes de plus en plus claires à mesure que la nuit devient plus noire. Et je pense que les amateurs de Champagne, assis dans ce vide-bouteilles, alors que leur esprit commençait de s’allumer sous le vin généreux, n’ont jamais contemplé, même en rêve, un si étonnant spectacle, — à moins qu’un Allemand, averti des choses qui se préparaient chez lui en secret, n’ait déjà vu, du fond de son ivresse, cet effroyable feu d’artifice, cette orgie de lumière, cette sinistre nuit de Néron allumée par son pays.