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III. — LE CHANT DU STEPPE

Nous relevons une brigade russe qui a passé ici tout l’hiver. Le contact se prend, à cinq kilomètres des lignes, dans un village où se fait la croisée de ceux qui montent à la tranchée et de ceux qui en descendent, — un beau village qui a très peu souffert, et qui donne l’impression de la paix et de la richesse, avec ses hautes portes cochères pour rentrer la vendange, ses maisons de vignerons à l’aise, et les longues rangées des toits où s’abrite un des crus les plus réputés de la Champagne.

Quel contraste entre les deux humanités qui se coudoient, un instant, dans les étroites rues de ce vieux village français ! Elles n’ont pas subi le même façonnage ; il y a de l’une à l’autre bien plus de différence encore qu’entre une vigne de Champagne et un cep de Charente ! Notre division se compose, pour la plus grande part, de paysans du Périgord, de Charente et du Limousin. Le terroir a mis entre eux des différences assez profondes, mais l’âge leur a donné à tous un fond de caractère très pareil. Ce sont des territoriaux, des hommes autour de quarante ans, qui tous accordent une confiance excessive à leur expérience locale, limitée à un métier et à un étroit horizon. Officiers et soldats sont voisins, parents, amis. Ils ont la même voix, le même accent, les mêmes intérêts, les mêmes points de vue. Cela donne à notre troupe l’air d’un coin de province en marche, avec ses champs, ses bourgs et ses villages, ses horizons et ses pensées familières.

Dans ce grand troupeau moscovite, ce qui nous saisit tout de suite, c’est la puissance des carrures, une mine enfantine, douce et brutale à la fois, un air d’extrême jeunesse qui semble moins tenir à la jeunesse des êtres qu’à la jeunesse même de la race. Imberbes, les lèvres lourdes, les pommettes saillantes, le nez court triangulaire, des yeux gris, charmants, candides, tous ils semblent à peine ébauchés, faits à la grosse par un fabricant pressé. Hautes bottes, capotes brunes, casquettes plates rejetées sur leurs crânes tondus, très négligés d’allure, ils vaquent à travers le village, se tenant par la main, par l’épaule ou par la taille, à la manière orientale, — innocentes gentillesses qui étonnent dans ces grands garçons sauvages et offusquent un peu nos Français, chez qui la