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camaraderie, l’amitié même, est rarement teintée de tendresse.

Au coin des rues, ils nous abordent avec des airs mystérieux, sortent de leur houppelande éfrangée un bidon couvert de boue, et, avec les trois mots de français qu’ils connaissent, nous invitent à le faire emplir chez le mastroquet du coin, car la consigne est formelle : défense de leur vendre du vin. Pas de vin ! Cette interdiction frappe ces Russes, aux yeux de nos hommes, d’une véritable déchéance, leur retire quelque chose de leur humanité, les ramène, pour ainsi dire, à la petite enfance. Et lorsque avec leurs bons yeux suppliants, ils nous tendent ainsi leurs bidons, c’est vrai qu’ils ont l’air de mendiants, malgré la pièce de vingt sous qui brille toujours à leurs doigts.

Du matin jusqu’au soir, on les voit faire la queue devant les épiciers. Et que demandent-ils dans ces boutiques ? Du saucisson, des conserves, du fromage, — ce que peut désirer un homme raisonnable ? Non ! Ils achètent ce que nos hommes achetaient lorsqu’ils avaient six ans, au sortir de l’école : du sucre d’orge, des pastilles, ces bonbons multicolores qui font dans les bocaux des conglomérats pâteux, ou bien des gâteaux secs, couverts d’un glacis vert ou rose, des noisettes surtout, dont ils sont très friands. Cela aussi fait scandale, — car si quelqu’un ressemble peu à un enfant, c’est un paysan de chez nous, un paysan de quarante ans !

Et puis, au cours de la campagne je l’ai remarqué bien souvent, rien ne donne plus à nos hommes le sentiment de l’étranger (et l’étrangeté, d’où qu’elle vienne, les met toujours en défiance) que la façon de se nourrir. Non sans raison, ils y découvrent le signe d’autres différences, qu’ils soupçonnent sans les connaître. Entre gens qui ne parlent pas la même langue, ce n’est pas sur des pensées qu’on se juge. On se jure sur ce qu’on mange et surtout sur ce qu’on boit. Dans les fermes de l’Yser, les Flamands semblaient. bizarres, parce qu’ils ne faisaient pas de repas réguliers, qu’ils mangeaient, à toute heure, des pommes de terre bouillies, des tartines de pain beurré, et qu’au lieu du pot de soupe qui bout, dii matin au soir, dans les cheminées de chez nous, on ne voyait là-bas, sur les petits poêles en fonte, que la cafetière et son fade mélange d’eau et de chicorée… Les menus des Anglais ne surprenaient pas moins. Jamais nos paysans n’ont pu prendre au sérieux ces