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flamandes, coupées d’innombrables fossés, sur lesquels lu lumière d’automne, infiniment nuancée, faisait et défaisait continuellement le paysage ! Rembrandt projetait dans les nues ses rayons et ses ombres ; Ruysdaël dormait sous les arbres des routes qu’on n’avait pas abattus ; Téniers aurait trouvé de quoi s’abreuver dans les auberges ; Jean Steen eût encore rencontré de petites saintes familles, tapies autour des poêles, dans le creux des cheminées… Sous la cage à la tourterelle, en buvant mon café, je prenais dans ma main la menotte d’un petit Joseph ou d’une petite Marie, et cette douceur enfantine, c’est, je crois bien, la seule sensation agréable que j’aie gardée de la pauvre Belgique.

Entre nos lignes et les tranchées allemandes, les veaux, les vaches, les bœufs et les cochons erraient à l’aventure, sous les obus et les balles. La nuit, les bêtes apeurées, réunies en troupeau, fonçaient çà et là, au hasard. Au milieu des ténèbres, on croyait à quelque attaque ; nos sentinelles alertaient. Que de fois, sur toute la ligne, quelques bêtes affolées ont amorcé la fusillade, déclenché des tirs de barrage, rempli la nuit, pendant une heure, d’un grand tumulte inutile ! Au matin, nous apercevions nos innocents agresseurs qui paissaient l’herbe haute. Seule une masse, fauve ou noire, abattue par une balle, restait là comme un témoin du combat de la nuit. Et toute la journée, recommençait le va-et-vient paisible des animaux errants, la nonchalante promenade à travers les prairies, où la pensée de s’avancer bientôt à découvert inquiétait les plus hardis.

Deux fois par jour, sans doute aux heures où on la trayait d’habitude, une vache se détachait du troupeau, traversait à pas lents un ponceau jeté sur le canal ; passait sur notre rive, et venait se faire traire chez nous. Puis, du même pas méditatif, elle s’en retournait dans son pré, où c’était une distraction de la chercher des yeux parmi le troupeau vagabond.

Peu à peu, devant l’inondation tous les animaux disparurent. Les uns allèrent du côté des Allemands, les autres passèrent dans nos lignes. Il ne resta bientôt plus dans le pré que les cadavres des bêtes massacrées qui flottèrent longtemps sur les eaux, gonflées, énormes, lamentables à voir, et aussi un bétail étrange, énigmatique, surprenant par son immobilité. Ces bêtes-là, assez lointaines, ne changeaient jamais de place, sauf à la faveur de la brume ou des ténèbres. Des doutes