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clapotait doucement sur les canots à fond plat, avec lesquels les hommes du pays font la pêche à Terre-Neuve. Et le bruit, que depuis le matin, l’oreille anxieuse épiait, la première sonnerie de cloches qui s’élança d’un clocher, fut si lointaine, si assourdie, si légère, qu’elle fut, un moment, couverte par ce clapotis de l’eau et le petit bruit des cuillères que nous agitions dans nos tasses. Nous eûmes le sentiment d’une émotion de l’air, avant même que nos oreilles en aient perçu la rumeur. Déjà, d’autres cloches lointaines commençaient à sonner, ne laissant plus aucun doute, et pourtant nous doutions encore. Puis tout à coup, de notre église, un son écrasant, massif, s’abattit sur nos têtes, refoulant l’absurde espoir que nous avions gardé encore quelques secondes. Quelques secondes ! Un siècle gagné sur l’effroyable certitude, un monde qui n’existait déjà plus…

Le soir même, un vieux fermier, qui, lui, avait fait l’autre guerre, m’emmenait prendre le train à six kilomètres de là. Jusqu’à la gare, pas un village, pas même une maison. Seule, à mi-route à peu près, une de ces demeures abandonnées, comme on en voit dans les campagnes, et que l’imagination peuple volontiers de ses fantômes. Sur ses murs lézardés, une affiche, fraîchement collée, l’ordre de mobilisation, précisait durement tout ce que les clochers avaient jeté dans l’air avec émotion et tendresse. La blancheur de cette affiche pouvait-elle effrayer le cheval, vieux comme son maître, qui traînait la carriole ? , ou bien, ces murs abandonnés étaient-ils d’un triste présage dans cette campagne bretonne toujours un peu hallucinée ? Quand nous passâmes devant la ruine, le vieux fermier se signa largement, comme il faisait d’ailleurs chaque fois que sa bête quittait le pas pour prendre une allure un peu plus vive. Mais dans l’état d’esprit où je me trouvais ce soir-là, il me sembla que ce signe de croix mettait sous la protection divine toutes les choses invisibles, immenses, indéterminées comme le destin lui-même, contenues dans ce carré de papier, qui brillait, sur le mur ruiné, d’un brutal éclat dans la nuit.


Longtemps après, revenant en permission, traîné par le même cheval, dans la même saison et presque à la même heure, je suis repassé devant la ruine. Les fantômes qui s’élevaient de ces pierres écroulées n’étaient plus, hélas ! les