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Et maintenant, qui est cette femme, universellement connue quant à ses traits et à sa parure, à peu près universellement ignorée, quant à sa vie ? C’est, plus encore que Béatrice d’Este, une éphémère. C’est une petite fille, qui joue à la dame et même à la très grande daim, une poupée vivante qu’on pare, qu’on attife, qu’on coiffe de tous les bijoux dans la cour la plus riche en bijoux, sur qui l’on essaie toutes les modes, dans le palais le plus curieux des nouvelles modes, qu’on marie à huit ans au cavalier le plus admiré de France et d’Italie et qui ne lui va pas au coude le jour de son mariage, devant toutes les dames dépitées, mais qui ne peuvent être jalouses d’une enfant ; une Madonna, qui apprend à signer son nom laborieusement, sans doute en tirant la langue, d’application, et qui s’en va, ensuite, recevoir le Roi de France, en grande cérémonie, ou les ambassadeurs de Venise, — un bout de fée qui danse, qui saute, qui court le chevreuil et le cerf, qui, un beau jour, trouvant une poupée plus petite encore qu’elle, un prince nouveau-né, joue à la maman, puis un soir pâlit, se couche et meurt, par où l’on voit qu’elle n’était pas une poupée et qu’un cœur a cessé de battre, à l’âge où les autres sont en train de s’éveiller : — telle apparaît, disparait, joue à cache-cache avec les historiens, à travers les lettres, les chansons, les petits vers, les chevauchées, les bals diplomatiques de la cour de Milan, entre les années 1489 et 1496, Bianca Giovanna Sforza, fille naturelle et préférée de Ludovic le More, épouse de Galeazzo de San Severino[1].

  1. On ne sait point, de source certaine, qui est cette jeune femme. Dans l’acte de donation, qui a fait passer ce portrait, en 1618, de la galerie du cardinal Borromée à la Bibliothèque Ambrosienne, il est parlé d’un » portrait d’une duchesse de Milan, » sans plus. D’autre part, on croit pouvoir identifier cette effigie avec celle qui se trouvait, en 1525, à Venise, chez Taddeo Contarini et qui est décrite par Marc Antonio Michieli comme « un portrait de profil de la tête et du buste de Madonna, fille du seigneur Ludovic de Milan, mariée à l’empereur Maximilien, » — ce qui en ferait l’image soit de Bianca Giovanna Sforza, fille de Ludovic le More, en effet, mais non femme de l’empereur Maximilien, soit de Bianca Maria Sforza, mariée en effet à l’empereur Maximilien, mais nièce et non fille de Ludovic le More. Voilà le témoignage des textes.
    Mais il suffit de regarder le portrait lui-même pour être assuré de trois choses : c’est une très jeune personne, ce dont témoignent le cou, la gorge, toute l’expression, et c’est une femme déjà mariée, ce qu’atteste la profusion des bijoux qui la couvrent. (On sait qu’à cette époque, les portraits de jeunes filles ne contiennent pas de bijoux.) Ensuite, cette femme vit exactement sous le règne de Ludovic le More, ce qu’indiquent sa coiffure, la broderie en chaînettes d’or, la « fantasia dei Vinci » autour de l’emmanchure et la disposition des trois joyaux : diamant, rubis et perles posés sur l’épaule. Enfin, la mention « une duchesse de Milan, » quoique peut-être littéralement erronée, montre que la tradition faisait de ce portrait celui d’une personne d’un rang très élevé, qui allait de pair avec les duchesses de Milan. Or, tout ceci restreint le champ des hypothèses. Une égale de la duchesse de Milan, déjà mariée à l’âge que suppose un tel profil et à l’époque de Ludovic le More, pourrait être Béatrice d’Este. Et, en effet, pendant longtemps, c’est le nom qui a été attribué à ce portrait. Mais le profil de Béatrice d’Este nous est bien connu. Il est attesté par huit ou dix profils parfaitement semblables, presque superposables, dus à des maitres différents, mais contemporains du modèle et qui ne se sont point copiés les uns les autres : le sculpteur Cristoforo Romano, le sculpteur Cristoforo Solari, dit le Gobbo, le peintre Zenate, l’auteur (Lorenzo Costa ou Ambrogio de Prédis) du portrait conservé au palais Pitti. Or, aucun de ces profils, qui tous se ressemblent, ne ressemble le moins du monde à celui-là. L’auteur de ce portrait, Ambrogio de Prédis, par hypothèse, aurait-il manqué, à ce point, la ressemblance ? Cela est-il dans les choses possibles ? La ressemblance totale, dans l’acception habituelle du terme, c’est-à-dire le jeu de la physionomie ou l’expression, oui, cela est possible et cela se voit tous les jours. Mais ce n’est, pas cela dont il s’agit ici. Il s’agit de la construction même de la figure, de la forme même du crâne, de l’angle facial, de l’évasement des lèvres, du volume très particulier de la joue et du menton. Ce profil est, d’ailleurs, admirablement dessiné. L’homme qui l’a tracé savait voir la nature. Or, à part le Titien, qu’on ne peut invoquer dans un cas semblable, car il faisait souvent un portrait sans avoir vu le modèle, si l’on connaît nombre d’exemples de grands artistes qui manquent la ressemblance physionomique, on n’en connaît pas un seul d’un grand artiste modifiant la construction même d’une figure. Ainsi, vouloir ramener cette effigie à toutes les autres que nous possédons de Béatrice d’Este, est vain.
    Béatrice d’Este étant écartée, il ne reste à son époque, dans la cour du More, qu’une femme qui soit à la fois aussi jeune que celle-ci, déjà mariée et si haut placée qu’elle ait pu laisser le souvenir d’une duchesse de Milan : c’est Bianca Giovanna Sforza, fille naturelle de Ludovic, le More, née en 1482, épouse de Galeazzo de San Severino, Nombre de textes établissent qu’elle marchait à peu près de pair avec les duchesses de Milan, et que son mari avait un tel train, à la cour, qu’on eût dit qu’il était lui-même le duc. Il est vrai qu’elle est morte bien jeune, dans sa quinzième année, et les historiens assurent que cela suffit pour écarter cette identification. Mais cela ne suffit pas. Il y a, dans les pays méridionaux, des visages de quatorze ans aussi fermement dessinés que celui-là, et il faut croire que cette Bianca Sforza, réellement épouse, à treize ans, de Galeazzo de San Severino, était particulièrement précoce, pour jouer avant sa mort le rôle que lui attribuent les moines historiens. de plus, ayant à peindre cette enfant qui jouait à la dame avec la complicité et aux applaudissements de toute la cour et sous le regard charmé du More et du Roi de France, l’artiste a fort bien pu mettre l’accent sur les caractéristiques naissantes du visage, au lieu de les adoucir, comme on fait d’ordinaire, et, pour le flatter, vieillir un peu son modèle. Enfin, les historiens objectent que cette « prétendue fille » de Ludovic le More ne ressemble pas à son père. C’est vrai, mais on débaptiserait bien des portraits de femmes, — et je dis des plus authentiques, — si l’un exigeait d’elles qu’elles ressemblent à leur père, pour porter son nom. Bianca. Maria Sforza, la femme de l’empereur Maximilien, qui n’était que la nièce du Moro, lui ressemblait extrêmement : il se peut que sa propre fille ne lui ressemblât point, et reproduisit plutôt les traits de sa mère, cette Bernardino de Corradis, qui était si belle, — en quoi elle eût fait preuve d’esprit. — et les historiens la devraient bien imiter. De tout cela, il ne résulte pas que le portrait de l’Ambrosienne soit, indubitablement, Bianca Sforza, mais nulle autre femme ne s’identifie mieux, ni même aussi bien avec lui. C’est pourquoi nous lui conserverons son nom.