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qui remuent l’être jusque dans ses profondeurs, aucune existence peut-être n’a plus de monotonie, et que trente mois de vie mouvementée sont plus pauvres, en dépit des apparences, que trente mois de vie paisible.

Mais surtout, au milieu d’un si grand drame, tirer de sa poche un carnet, devenir le chasseur devant le gibier, penser à la littérature, noter n’importe quoi sur soi-même et sur les autres semblait vain et fastidieux. Le cadre de nos vies était si rétréci et les événements nous écrasaient d’un tel poids, que toute impression personnelle apparaissait misérable. La vue de l’univers bouleversé enlevait tout attrait au spectacle du petit monde intérieur. Et peut-être est-il sage de s’en remettre au temps pour savoir ce qu’on a vu, senti, pensé au cours de ces longs mois. Les seules minutes que nous aurons véritablement vécues seront celles dont le cœur, sans notes, sans papier, gardera ineffaçablement la mémoire. Que le reste s’en aille et disparaisse dans un gouffre d’oubli.

Mes trois compagnons de ténèbres ont chacun écrit leur journal. Sans doute, ce qu’ils ont vu n’a pas le prodigieux relief des choses que raconte dans le Médecin de campagne, au milieu de paysans rassemblés, le soldat de Napoléon ; mais tout de même ils ont des souvenirs. Depuis les premiers jours de la guerre notre régiment est au front. Pendant des mois, ils ont tournoyé dans ces plaines de Flandre où le vent de la mer du Nord claque sur les murs comme sur des voiles, — ce vent guerrier, rageur, qui rassemblait tous les bruits du canon pour nous les jeter au visage. Ils ont tenu la tranchée dans ces endroits devenus légendaires : Dixmude, la Maison du Passeur, Drie Grachten, Steenstraele, Langemarck et ce Bois triangulaire où beaucoup d’entre eux reposent sans une croix, sans rien qui rappelle qu’un homme est enterré là. Durant des jours et des nuits, ils sont restés les pieds dans l’eau, accroupis sur leur sac, leur fusil entre les jambes dans ces tranchées de Belgique qui n’étaient que des fossés ruisselants. Pour les atteindra ou les quitter, il leur fallait franchir, dans les nuits les plus noires, de vastes espaces submergés, sur d’étroites chaussées défoncées par des trous d’obus, où l’on glissait avec toute sa charge et d’où l’on ne pouvait se tirer qu’à l’aide du fusil qu’un camarade vous tendait dans l’obscurité, à tâtons. Dans ce sinistre hiver des Flandres, ils- ont été jusqu’au fond de la misère