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éruption volcanique, où nos oreilles attentives distinguaient surtout, dans le fracas des éclatements, le bruit grêle de choses qui, soulevées en l’air, retombaient sur notre abri. La nuit entière, du haut en bas, était secouée par le canon. Dans le vaste sous-sol dont nous occupions un des bouts, des voix encore mal réveillées de dormeurs obstinés s’interrogeaient dans les ténèbres ; des portes s’ouvraient et battaient, comme dans un hôtel meublé où vient d’éclater l’incendie. Autour de notre cave, engloutie dans l’ombre et le bruit, les obus allaient et venaient comme une sorte de marée, tantôt nous dépassant, tantôt s’arrêtant devant nous. Les « 75 » s’étaient mis à répondre, et lançaient leurs trains rapides avec ce rythme fougueux qu’on n’entend pas sans allégresse. Dans ces moments, on a tôt fait de se croire le centre du monde ! Notre misérable abri et nos pauvres personnes nous paraissaient être l’enjeu du formidable duel aérien.

Au milieu de ces grondements, sifflements, effondrements de l’air, paisiblement, dans notre poste, le téléphone, la bougie, le Capitaine Fracasse ouvert à la page où l’on voit le Chariot de Thespis s’en aller cahin-caha sous la nuit étoilée, notre table de marbre noir, le pulvérisateur contre les gaz, l’amas des bouteilles laissées dans une poussière humide et molle par ceux qui nous avaient précédés, tout cela paraissait attendre quelque chose ; on ne savait quoi. L’idée que ces misérables épaves étaient peut-être, parmi tous les objets qu’il y a dans l’univers, ceux que je voyais les derniers, me passa dans l’esprit, bizarrement associée à la phrase que le vieux Michel Bréal disait à l’un de ses fils, quelques jours avant de mourir : « Mon enfant, les nations se sont mises à un régime bien sévère. » Sur le poêle, mijotait le chocolat. L’horticulteur, toujours très calme dans les instants difficiles, proposa de le boire ; mais le patron du café Saint-Ausone fut d’un avis contraire, car le chocolat n’était pas assez cuit, et il aimait la perfection. Un obus souffla la bougie. Dans les ténèbres, j’entends les voix de mes compagnons qui s’aigrissent à propos de ce chocolat, avec une âpreté curieuse, quand la mort est sur nos têtes. Niaiserie ? Stupidité ? Non, instinct profond de la vie, qui distrait son appréhension sur un détail imbécile, et rend l’homme pareil au coucou qui poussait, l’autre jour, son cri absurde et si vivant au milieu du bois dévasté… Puis, tout à coup, un silence.