Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/422

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La querelle reste suspendue. Un bruit prodigieux de vitesse, qui semble nous apercevoir, nous contracte sur nous-mêmes. Tous les quatre, nous sentons que cette chose qui vient est pour nous. Mais déjà, nous ne sommes plus qu’un tonnerre, une explosion, un vacarme poussiéreux, auquel succèdent aussitôt vingt bruits de choses fracassées, qui retombent de tous les côtés avec des sons différents. La poussière nous prend à la gorge. Dans le silence, sur nos têtes, une dernière brique dégringole. Et près de moi, longtemps, longtemps après que le tonnerre a cessé, j’entends encore une chose qui tombe, comme si elle avait hésité un siècle à prendre son parti de choir. Que nous est-il arrivé ? Sommes-nous encore vivants ? Dans la nuit un juron résonne, vraiment pas comme un blasphème, mais plutôt comme un soupir. Une lampe de poche s’allume ; un étroit rayon blafard nous découvre tous les quatre, silhouettes immobiles, pétrifiées par la surprise dans un halo poussiéreux. Nous vivons. L’abri est intact. C’est le pan de mur, qui se dressait depuis des mois au-dessus de notre cave, que l’obus vient d’abattre, et qui maintenant nous recouvre de ses débris amoncelés. L’escalier s’est effondré derrière nous. Par une chance inespérée, rien n’est brisé au téléphone, mais le chocolat est par terre. Et même, je crois bien que le dernier objet qui s’était laissé choir, longtemps après que tout ce qui devait tomber était déjà tombé, c’était justement la casserole, qui semblait avoir hésité auquel des deux acharnés disputeurs elle devait donner raison, du cafetier de Saint-Ausone ou de l’horticulteur de Neuilly.


Cela dura jusqu’au matin, s’arrêta quelques heures, recommença après la soupe, pour cesser vers cinq heures et reprendre avec la nuit. A notre droite et à notre gauche, nos troupes attaquaient les pentes de Brimont et de Moronvilliers, et l’ennemi s’imaginant que les renforts arrivaient par nos boyaux, les écrasait avec méthode.

« Nous voici dans la lune rousse ! » avait dit l’agriculteur saintongeais. Et le jardinier de Neuilly, après avoir observé le régime nouveau qui s’était établi dans l’air, avait fait ce calcul : « En deux fois, cette nuit et cet après-midi, il est tombé sur le secteur environ doux mille obus. Nous avons quatre jours et quatre nuits à rester encore ici : c’est donc huit mille obus qui