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Passer le col de Saverne par une belle journée d’hiver, le ciel tout rouge du côté de la France, orange au-dessus de nous, vert pâle du côté de l’Alsace, passer le col de Saverne avec tout un régiment d’artillerie roulant au bruit sourd de ses pièces et de ses caissons vers la plaine d’Alsace, quel rêve ! On dépasse les canons, encore camouflés, de la grande guerre, mais couverts de sapin fleuri de chrysanthèmes, ornés de petits drapeaux, enrubannés de banderoles, car s’ils vont vers l’Alsace, c’est portant sur leurs flancs les tributs de la Lorraine, traversée dans la joie et l’amour. Et soudain, les derniers lacets de la route rose laissés derrière nous, Saverne s’ouvre comme une autre ville de rêve.

Rien ne me fera oublier ce Saverne de novembre 1918. J’en ai vu avant, j’en ai vu après, de ces villes pavoisées, ornées, enguirlandées, fleuries, illuminées, grandes ou petites, toutes pittoresques et charmantes. Mais Saverne reste pour moi la ville type de cette inoubliable semaine. Pas un mètre carré qui ne crie la fête, qui ne crie la joie, qui ne crie le souvenir, qui ne crie l’espérance, qui ne crie l’enthousiasme. Les sapins plantés tous les deux mètres le long des rues, devant les maisons de si pur style alsacien, hauts toits aux tuiles brunies, murs d’ocre où les bois noirs dessinent les losanges, fenêtres aux tablettes fleuries où Fritz et Liesel vont sûrement apparaître en leurs coutumes de fête, mais non, les voici dans la rue, par cinquante, par cent multipliés ; des arcs de triomphe tous les deux cents pas, et quels arcs ! Arcs de feuillage fleuri, arcs de sapin enrubannés, arcs de bois, de carton, peints aux trois couleurs ; banderoles encore, oriflammes pendantes, drapeaux énormes, drapeaux d’Alsace, drapeaux de France. Sapins de l’avenue, arcs de triomphe, décorations des maisons ne font qu’une masse, car les guirlandes de mousse, où les rubans s’enlacent, les relient et les groupent.

Mais ce n’est rien encore ! Ce qui frappe, c’est que chaque devanture, chaque fenêtre est une sorte de reposoir élevé au souvenir de la France, à la gloire de la France, à l’amour de la France. Tout a été sorti : cadres d’or bruni où pâlit un vieux ruban de la Légion d’honneur, où pendent des croix d’honneur, des médailles militaires, des médailles de Sainte-Hélène, des médailles de Crimée, d’Italie et de Mexique, brevets d’officier au papier jauni par les ans, daguerréotypes, photographies,