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et s’ils devaient en une ville loyale soulever, ainsi que le souverain casqué d’or, les acclamations, la présence de l’impératrice pouvait par ailleurs, — si peu gracieuse que fût l’expression un peu morne de Victoria-Augusta, — amener, ainsi qu’il arrive tors du passage d’augustes dames, un attendrissement favorable.

Je fus stupéfait, en conséquence, du caractère mortellement triste de cette entrée. Je veux bien que la singulière ornementation de la place de la gare fut pour quelque chose dans mon impression : le mauve étant la couleur préférée de Victoria-Augusta, — ce qui cadrait assez avec son genre de physionomie, — on avait enguirlandé la place de larges banderoles à cette couleur triste ; par ailleurs, devant la gare s’élevaient d’énormes lampadaires de simili-bronze où brûlaient, en flammes vacillantes, de ces punchs verts que nous voyons à Paris s’allumer autour des catafalques riches, et telle chose ajoutait une note lugubre au mauve cher à Victoria-Augusta. Sous le ciel gris, — malchance en ce mois d’août, — le cortège se déroula au milieu d’un silence qu’à l’heure présente même, je n’arrive pas à comprendre ; car la ville regorgeait de fidèles Allemands. Quelques groupes à la vérité essayèrent d’une ovation. Des Hoch ! des Hourra ! s’élevèrent, que l’Empereur ne semblait point entendre ; mais ce fut bien le pire, car on crut entendre une grosse pierre tomber au fond d’un puits profond et, après cette tentative malheureuse, le silence parut plus pesant. Soit que le cortège d’aspect terriblement, arrogamment militaire et un peu féodal déplût à la population civile, même allemande, soit que la réprobation, simplement devinée, de la population alsacienne suffit à « jeter un froid, » l’Empereur, si j’en juge par les six ou sept cents mètres que je lui vis parcourir, dut entrer glacé, en dépit de la saison, au Palais Impérial.

Et ce n’est point la revue du lendemain, — fiasco inattendu et insolite que j’ai raconté ailleurs, — qui le put réchauffer. Je gardais depuis dix ans cette impression singulière d’un souverain entrant en une grande cité de son Empire, — réunie depuis trente-huit ans, — comme en une ville occupée de la veille par ses troupes et où le silence était bien, sinon la leçon des rois, du moins l’avertissement à l’Empereur. C’était pour moi, ce souvenir singulier, un admirable terme de comparaison ; il me préparait à mieux goûter la vision prodigieuse que j’allais avoir sous les yeux.