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sévères et avait comme toute « ville allemande, » connu de dures heures. Mais si les perquisitions eussent été poussées un peu loin, on eût, en 1917, en 1918, trouvé dans maint foyer alsacien un sac de farine blanche, une provision de sucre, une réserve de jambon, des bocaux de confiserie, une belle terrine de foie gras ; c’était pour le Français qu’on hospitaliserait un jour. Quand ? peu importait ! C’est ainsi que, ce 23, on put festoyer dans une ville qui, huit jours avant, semblait menacée de famine. Les kugelhofs se pétrirent, les entremets se cuisinèrent, les choucroutes se garnirent, le foie gras apparut. On se disputait les officiers et plus d’un déjeuna, ce midi-là, bien familièrement, chez des gens dont le nom, une heure avant, lui était inconnu. C’était le même Strasbourg qui offrait à Condé, « l’un des meilleurs poissons qu’on eût pu rencontrer. »

A six heures du soir, la fête reprit son allure de fête publique : retraite aux flambeaux formidable, — l’ennemi eût dit : colossale. Six musiques de loin l’annoncent, la conduisent et la scandent : plus de cent mille personnes (le chiffre me fut garanti) la composent et la gonflent ; les fanfares semblent prises d’exaltation : jamais les cuivres n’ont à ce point retenti et la foule reprend, lorsqu’ils jouent, le : Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, avec une sorte de fureur vengeresse et triomphante.

La retraite elle-même, éclairée, fortement par les torches, a l’aspect le plus singulier : tous les papillons de la veille, bien entendu, ont reparu ; rouges, crèmes à fleurs rouges, noirs, ces fleurs tricolores, et ces papillons, un peu affolés, papillonnent sur un parterre bleu horizon ; disons que chaque Alsacienne a un poilu pour chaque bras. Mais on voit en ce fantastique cortège d’autres éléments singuliers : voici les prisonniers revenus dans la tenue que j’ai dite, mais des prisonniers fortement refaits déjà par l’hospitalité de la table et du lit, des prisonniers ivres de joie, grisés par le brusque changement et qui, partant, me sont point les moins allègres : enfin, depuis quarante-huit heures, les Alsaciens renvoyés des rangs allemands refluent en plus grand nombre ; enveloppés encore, — comme d’une tunique de Nessus, — de l’uniforme du feldgrau, ils ont entendu, ne pouvant l’arracher, le dénaturer par une abondance de rubans tricolores qui, sur ce vert-gris ennemi, fait le plus singulier effet. Et, pêle-mêle, ils se donnent le bras ; soldats bleus et soldats