Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/434

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contradictions, est d’une lecture assez difficile. Comme il avait plus de génie que de talent, il a gauchement exprimé sa magnanime doctrine. Si cependant nous ne nous laissions pas rebuter par l’archaïsme de sa manière et les grisailles de son style, si nous cherchions là-dessous ce qui s’y cache, le drame intime, la poignante antithèse entre sa vie et sa philosophie de la vie, comme ce cornélien mélancolique nous deviendrait cher !


I

Sa vie a été une perpétuelle défaite.

Dans ses premières lettres qui datent de 1737, lettres adressées à son cousin Mirabeau, père du tribun, ou à son ami Saint-Vincens, il nous apparaît à l’âge de vingt-deux ans. A peine un sourire çà et là. Il mériterait presque le surnom de « Monsieur Gravité, » qui fut celui de Richardson enfant. Il se fait le Mentor de Mirabeau, le suppliant de ne pas gaspiller sa jeunesse en de vaines amourettes, secouant sa paresse. Il a, par la faute de son père, fait des études très incomplètes ; mais trois livres, les Vies de Plutarque, un Sénèque et les lettres de Brutus à Cicéron, ont eu sur son jeune esprit une influence décisive. « Je mêlais ces trois lectures, et j’en étais si ému que je ne contenais plus ce qu’elles mettaient en moi ; j’étouffais,...-, et je sortais comme un homme en fureur pour faire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse, en courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mit fin à la convulsion. » Là, et principalement dans Plutarque, il a pris une haute idée de l’homme. Il ne comprend pas que de faciles voluptés puissent être pour Mirabeau un idéal d’existence. Son rêve, à lui, est de jouer un personnage considérable et de contribuer au bonheur de l’humanité.

Rêve qu’il a peu de chances, semble-t-il, de voir se réaliser. S’il a de l’ascendant sur ceux qui l’approchent, si, malgré sa grande jeunesse, il leur inspire une sorte de respect, il n’a aucun des moyens de plaire dont un Français de son temps a besoin pour réussir. Il est né gentilhomme, mais de noblesse provinciale, sans relations à la cour et sans appui. La beauté physique lui manque autant que les grâces de l’esprit. Il est pauvre ; il n’écrit guère à Saint-Vincens sans lui parler de ses