Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/635

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus misérables de la vallée de l’Aisne, que je retrouvai Clermont-Tonnerre. C’était une divine soirée du début de ce tardif printemps ; dans les jardins, les arbres en fleurs étaient des arbres de corail. On dîna sur une table installée sous un toit à porcs. Au fond de la scène, sur l’immense falaise du Chemin des Dames, avec ses fjords que le couchant remplissait d’ombres bleues, la bataille d’avril se poursuivait avec furie.

Il venait de passer dix jours à Hurtebise, sous un marmitage fou, dans ce pilonnage insensé des batailles pour les crêtes lorsqu’elles n’arrivent pas à déboucher en plaine. L’ennemi que le premier élan n’avait pas réussi à culbuter, revenait à la charge et nous disputait cette ligne incomparable d’observatoires. La percée ne s’était pas faite. C’est Verdun qui recommençait sur le Chemin des Dames. Les zouaves, dans ces dix jours, s’étaient couverts de gloire. C’était la première fois qu’ils rencontraient la Garde. On décernait la croix au drapeau du régiment. Le bataillon de Clermont-Tonnerre recevait les félicitations du général Fayolle et une mention nominative à l’ordre de l’armée. On donnait officiellement le nom du commandant au boyau qui conduisait au monument de 1814.

Je trouvai mon ami très las, mélancolique, physiquement surmené par l’extrême effort du combat, calme, un peu excédé par cette pluie d’honneurs et par cette agitation des bureaux qui, dans leur zèle de récompenses, voulaient tout de suite des noms, des « états, » une foule de paperasses dont le pauvre commandant se fût fort bien passé. Ce n’était plus la joie, l’immense plénitude des bois de Nixéville ! Ce n’était pas la faute des zouaves. Le commandant ne murmurait pas, il ne se plaignait pas. Nulle ombre d’irritation n’effleurait son âme si noble. Il prenait seulement, plus fière que jamais et un peu dédaigneuse, conscience de la supériorité de l’homme qui fait sur l’homme qui fait faire. L’impuissance de ces lointains bureaux, l’illusion foncière du pouvoir frappaient de plus en plus son âme de mystique. Agir, souffrir, voilà les seules réalités. Un grand chef l’avait fait appeler, à peine descendu des lignes, afin de lui montrer sur la carte nos positions exactes. « Un soldat, réduit, pour savoir, à palper un plan en relief !... Ah ! vraiment, j’ai pris le bon parti. » II me rappelait à cet instant le héros de Guerre et Paix, cet admirable prince