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massacré. Et il paraît que tout notre théâtre classique y passera…

M. Gémier, dans un article de journal, se vante de déclarer la guerre aux traditions. Les traditions n’ont ici rien à voir, ni elles, ni quoi que ce soit qui touche à la littérature et à l’art dramatique. N’embrouillons pas les choses et ne nous payons pas de mots. Il s’agit uniquement d’une question de bon sens.

La grande pensée de M. Gémier, l’invention dont il se montre éperdument fier et qui le gonfle d’orgueil, c’est son fameux escalier, ce double escalier qui rejoint la scène à la salle. Les acteurs, sur qui cet escalier exerce une sorte d’attirance et une manière de fascination, en descendent à chaque instant les marches et arrivés au plateau inférieur, continuent d’aller, de venir, et de réciter leur rôle, après quoi, ils remontent pour recommencer leur inlassable promenade. Cela fait en réalité une scène à deux étages. Tantôt les acteurs sont au premier et tantôt au rez-de-chaussée : les uns sont en haut et les autres en bas. Quelquefois ils s’arrêtent sur les marches de l’escalier ; ils s’y installent, ils s’y campent, tournant le dos à ceux avec qui ils sont censés s’entretenir, ou bien ils s’y asseoient pour causer entre eux. D’autres fois ils continuent jusque dans la salle et, soit par les côtés, soit par l’allée du milieu, rejoignent la sortie, C’est une pièce sur un escalier, un dialogue autour d’un escalier la comédie de l’escalier.

Eh bien, je le demande à toute personne de bon sens : à quoi tout cela rime-t-il ? Quelle est la raison d’être de cette perpétuelle déambulation ? À quoi sert cet escalier saugrenu ? N’est-il pas le flagrant démenti et la contradiction elle-même de tout ce que le théâtre prétend représenter ? Nous sommes dans une pièce de la maison de M. Jourdain : où voit-on que les bourgeois du XVIIe siècle eussent coutume d’habiter des pièces en deux compartiments avec escalier pour accéder de l’un à l’autre ? M. Jourdain reçoit tour à tour son maître à danser, son maître de philosophie, son tailleur, un gentilhomme taré et une belle marquise. Est-il admissible que toutes ces personnes, et Mme Jourdain et la servante, parlent, dialoguent, se querellent les unes sur le plateau supérieur, les autres sur le plateau d’en bas, en sorte que les pieds des unes soient à la hauteur de la tête des autres ? En quel temps et en quel heu a-t-on jamais vu les gens pendant une visite s’amuser à monter et descendre infatigablement les marches d’un escalier ? C’est pure absurdité.

Cependant nous voici arrivés à la cérémonie. C’est alors un invraisemblable sabbat, dans une cacophonie de cris et de couleurs,