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quinze centimètres pour regarder ; si on le fait, on aura chaque fois appelé la mort et chaque fois accompli un beau fait d’armes, mais nul ne le saura que si l’on est tué [1].

Le devoir, ce n’est pas seulement de peiner dans la tranchée : souvent il faut en sortir, et se battre. De crainte que l’infanterie perde « l’esprit combatif, » les Instructions abondent qui disent : « Sur tout le front, on ne doit cesser de progresser pied à pied, si peu que ce soit, à la sape, si c’est nécessaire ; à tout moment favorable, notamment au matin et à la brune, de petits éléments se porteront à l’avant, à quelques dizaines de mètres, s’il est impossible de pousser plus loin ; ils se creusent des abris, se maintiennent, se renforcent peu à peu [2], » Il faut de plus sortir de ses trous pour détruire les fils de fer : le fantassin apporte ses cisailles, le sapeur ses charges allongées (que ces choses semblent lointaines !). Patrouilles et coups de main : les hommes s’élancent, recouverts de boucliers. Ou bien, la nuit, ils rampent, le couteau de chasse au poing : des cris dans les ténèbres, des balles, des râles : à l’aube, quelques prisonniers qui grelottent dans notre tranchée, et, là-bas, quelques-uns des nôtres qui gisent, pris dans les broussailles barbelées. « Je les grignote, » c’est le propos que l’on prête à Joffre. Hélas ! Les Allemands disent de même et disent aussi vrai. Bravade contre bravade, en tous temps, en tous pays, ainsi va la guerre.

Mais la relève vient : deux jours dans la tranchée avancée, deux jours en seconde ligne, quatre jours au repos dans quelque village encombré et pouilleux, voilà le roulement ; puis le cycle est révolu et l’on recommence. Alors, quand ils remontent à nouveau vers les shrapnels par les boyaux où les terres s’éboulent, quand leur lourd barda se heurte aux parois et qu’ils butent et s’enfoncent dans la boue entre deux caillebotis, les fantassins songent qu’ils ont toute misère bue : ah ! s’ils savaient ! Ils songent que c’est le premier hiver dans la tranchée et le dernier : s’ils savaient !

  1. Ce trait, bien noté, comme beaucoup d’autres, dans un beau livre, Bourru, soldat de Vauquois (Paris, Perrin).
  2. C’est le texte d’une Instruction générale de la 2e armée, semblable à des centaines d’autres, mais que nous transcrivons de préférence, à cause de sa date très reculée, 10 octobre 1914.