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Il se fit un grand silence, pendant lequel l’œil fixe de la femme, dardé sur le maître, continua à le transpercer comme un glaive. Enfin, son regard se radoucit, et la Méduse redevint la Joconde. Sa bouche reprit son sourire habituel, mélange indicible de tendresse et d’ironie, et elle dit d’une voix basse et comme voilée : « J’y consens. Quant à moi, je n’ai pas besoin de ton portrait. J’ai conçu de toi une image plus belle que celle que tu pourrais retracer toi-même, quoique tu sois le premier des peintres. Je te connais à fond, mais tu me connais à peine. Si grand que tu sois, tu ignores encore bien des choses. Quelque jour peut-être découvriras-tu le grand secret. Tu as pris pour devise : Plus on connaît et plus on aime ; mais tu ne connais pas l’envers de cette vérité : Plus on aime et plus on connaît. Puisses-tu trouver une autre patrie que mon âme dans le désert affreux du monde, et puisse ton génie te consoler de ton irrémédiable solitude ! Tu ne l’apprendras qu’à ta dernière heure : le sacrifice est le secret magique de l’Amour, et l’Amour est le cœur du Génie. »

Ainsi se connurent et se séparèrent le magicien de la peinture et cette femme, merveille de son sexe, en qui l’âme du monde, qui est l’Eternel-Féminin, parut se contempler avec ses deux pôles, comme en un miroir d’élection. Ils étaient faits pour se comprendre et se compléter. Cependant ils s’attirèrent et s’aimèrent sans pouvoir se fondre. Un sort contraire les arracha l’un à l’autre dans un siècle violent, où les grandes passions, la science, l’amour et l’ambition, se soulevèrent à leur comble, comme des vagues irritées qui se heurtent de leurs crêtes écumantes sans pouvoir se renverser.


IV. — LE DÉCLIN ET LA MORT DE LÉONARD. ― LA LÉDA, LE PRÉCURSEUR ET LE MYSTÈRE DE L’ANDROGYNE

Plus de dix ans se passèrent pour l’artiste errant en vaines tentatives, en longs ennuis. En 1515, il atteignit l’âge de soixante-trois ans. À ce moment, la brusque descente de François Ier en Lombardie décida Léonard à quitter Rome, où il avait vainement brigué la faveur de Léon X, pour chercher fortune auprès du roi de France. Il alla le rejoindre à Pavie dès son arrivée et le suivit à Bologne. Ce fut entre eux une entente parfaite. Le jeune vainqueur de Marignan était dans