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doute atteindre les causes secondes, mais les causes premières lui échappaient. En revanche, en peignant ses chefs-d’œuvre, Léonard avait senti frémir en lui l’étincelle divine. Le seul moyen, pour l’homme, de connaître Dieu, n’est-il pas d’aviver en lui cette étincelle ? La voie unique pour se rapprocher de lui, n’est-elle pas la prière ou l’enthousiasme, l’extase ou la création ?

Ce retour sur ce passé amena Léonard à une autre constatation non moins amère. Faute de s’être donné tout entier à l’art et à son inspiration, non seulement il n’avait pas accompli son œuvre, mais il n’avait pas davantage résolu le problème qu’il s’était posé dans ses recherches scientifiques. Il n’avait pas deviné l’énigme du Sphinx-Nature. Et pourtant, le voile épais qui recouvre le mystère universel avait paru se déchirer deux fois, lorsqu’il avait peint la tête de la Méduse et lorsqu’il avait esquissé celle du Christ, lumière perçante et courte comme l’éclair. Deux fois le voile s’était refermé et l’avait laissé dans les ténèbres. Maintenant, la fin de sa vie, sous l’étreinte menaçante de la vieillesse, dans le naufrage presque total de son œuvre, le mystère du Mal et le mystère du Divin se redressaient devant lui comme deux météores inquiétants. Elle remontait de l’abîme, la sinistre tête coupée avec son regard meurtrier et son casque de vipères. Elle redescendait aussi du ciel, la tête de Jésus, au doux sourire d’infinie pitié. Mais il n’osait plus les interroger, car elles lui disaient l’une et l’autre : « Dieux ennemis, nous régnons éternellement sur la nature et sur l’homme. Mais on ne peut pas nous servir tous les deux. Toi qui oses nous évoquer ensemble, essaye donc de nous concilier. Nous t’en défions ! »

Ainsi, la vie du grand magicien de la peinture, qui rechercha si sincèrement la vérité profonde du réel et l’ineffable beauté de l’idéal, semblait finir dans le désespoir du doute et de l’impuissance.

De cette sombre humeur, de ce pessimisme caché, il nous reste un document irréfragable. C’est l’image inoubliable que Léonard traça de lui-même dans un dessin à la sanguine qui se trouve au musée de Turin[1]. Ce ne sont que quelques coups de crayon d’une extrême finesse, mais le portrait,

  1. Il est reproduit en tête du beau livre de M. Gabriel Séailles, Léonard de Vinci, l’artiste et le savant, 1892 (Paris).