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visage incliné vers lui. » Avec quelle émotion Léonard se rappelait maintenant cette vision radieuse, contée par l’amie en des temps plus heureux ; avec quelle force elle resurgissait dans sa mémoire sous la nuit tombante de la vieillesse ! Il l’avait esquissée jadis, puis oubliée, alors qu’il tenait le bonheur dans sa main sans le comprendre. Sous le coup d’un regret tardif et d’un désir inextinguible, il voulut donner la vie et la couleur à ce rêve splendide, dont maintenant seulement il pressentait le sens merveilleux. Il reprit donc son pinceau et se remit à l’œuvre d’une main affaiblie, mais redevenue subitement impétueuse.

Dans ce tableau, on voyait Léda debout au bord d’un étang noir. D’une blancheur éclatante comme un lis d’eau, son corps sinueux dessine au premier plan ses formes opulentes et sveltes. Image suprême de séduction, nudité à la fois voluptueuse et chaste. Dans l’ovale penché du visage aux cheveux crêpelés, dans la mélancolie des grands yeux, dans la douceur infinie de la bouche, le sourire de la Joconde s’épanouit avec une intensité surnaturelle. Et, derrière elle, le sombre marécage s’étend à l’infini. Mais par-dessus le crépuscule, le ciel flamboie du pourpre à l’orange et de l’orange au violet. On dirait que la femme et le cygne se marient dans un chant de cristal, dont l’écho fait vibrer le prisme de l’atmosphère d’une ardente symphonie. Le chant du cygne palpite en lumière, et la lumière palpite en mélodie[1].

En peignant ce tableau, Léonard éprouva un sentiment nouveau. Il lui sembla qu’une sorte de communion se rétablissait entre lui et la femme qui l’avait fasciné jadis. Chose singulière, à l’époque où il la voyait si souvent en faisant son portrait, où il l’étudiait avec une attention inlassable et une curiosité toujours nouvelle, jamais cette communion n’avait été si intime et si profonde. Une illumination subite se lit alors dans son esprit. A travers cette femme, l’Eternel-Féminin, cette puissance éparse dans tout l’univers, se révélait comme au centre éblouissant d’un miroir concave. La Femme complète et consciente se trouvait être le point d’intersection des forces extrêmes et opposées de la nature. Jadis, avec la Méduse, il en

  1. Ce tableau a été perdu comme tant d’autres du maître, mais une esquisse de sa main s’en trouve au musée de Windsor. Elle est reproduite dans le livre d’Eugène Müntz.