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à se réveiller. L’exemple de ces invalides vient à son heure pour concourir à l’exaltation des cœurs. Le vent de leur héroïsme va chasser au loin les miasmes mauvais épars dans la ville.

Puisqu’on ne rêve maintenant que démocratie, où trouver une organisation plus démocratique que celle des mutilés ? Aussi nos mutilés ne doutent-ils pas d’être bien accueillis par Kerensky. Comment croire qu’une députation d’invalides, tous chevaliers de Saint-Georges, ait besoin de recommandation auprès du jeune socialiste, ministre de la Guerre, adulé par le peuple et par l’armée ? Pour ces braves, leurs blessures et leurs croix peuvent sans doute tenir lieu de lettres d’introduction…

Kerensky ne les reçoit pas !

Ce premier échec décourage tellement mes compagnons qu’ils me prient d’aller seule chez. Rodzianko. Par L’intermédiaire de Maklakoff, j’obtiens une audience pour le lendemain : il faut être éloquente et brève, chose difficile ! On m’introduit dans un petit bureau : dans l’exiguïté de ce cabinet de travail, la haute taille de l’homme d’Etat et sa voix de stentor me frappent encore plus. Très aimable, mais aussi très distant, il ne semble nullement enclin à accepter la corvée de président d’honneur. Je me représente le chagrin que causerait ce refus aux pauvres soldats. Avec toute l’éloquence dont je suis capable, je le supplie de ne pas se dérober et lui explique l’espoir que fondent les invalides sur son appui et sur sa grande influence. Peu à peu il se dégèle, il vient à nous, et j’emporte son acceptation.

Le concours des membres du parti Cadet et celui du corps diplomatique sont désormais assurés. Mais l’adhésion des milieux socialistes m’inspire les plus graves appréhensions. Ici, le nom de mon père, qui m’ouvre tant de portes, ne peut que me nuire. A toute force, il me faut arriver jusqu’à Kerensky. Je me mets en quête de recommandations.


12 juin.

C’est avec une certaine émotion que je franchis le seuil du ministère des Finances, où j’ai vécu toute mon enfance et toute ma jeunesse. Le suisse qui m’ouvre la porte est le même, les huissiers qui m’introduisent sont les mêmes. Mais comme ils ont vieilli ! Presque tous ont maintenant les cheveux blancs. Dans la même salle d’attente aux meubles de damas vert, les mêmes portraits des ministres de l’Empire me sourient dans