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tuer s’il le faut pour la patrie et la liberté. J’imagine ainsi l’effet que devait produire la Marseillaise chantée par Rouget de l’Isle. Ses paroles cinglent comme des coups de fouet : la foule saisie n’ose plus remuer.

Chingareff ne possède ni la grâce de Maklakoff, ni la fougue de Roditcheff. Pourtant, de son allocution se dégage une force d’émotion que les autres n’ont pas ; elle parait plus belle : c’est que son âme y transparait, son âme pure comme une rosée d’avril. Les paroles d’André Ivanovitch Chingareff sont simples comme une chanson russe, pleines de mélancolie, mais, aussi d’espérance.

Je ne puis citer tous les orateurs, qui se succèdent sans lasser la patience du public. Malgré l’heure avancée, personne ne songe à partir. Enfin, à huit heures, Rodzianko, — qui décidément n’est pas parti avant la fin, — clôture la réunion. On lui jette des fleurs, on agite des mouchoirs. Les invalides poussent des hourras retentissants auxquels se joignent ceux de l’assistance. Lui, salue à droite et à gauche, visiblement ému. Cette ovation lui est doublement agréable, venant d’un public qui représente des milliers de personnes de tous les groupes et de tous les partis. Il sait que l’étoile de sa popularité, hier si brillante, est en train de pâlir à l’horizon devant l’astre nouveau de Kerensky. Le portrait avec la signature de ce dernier, vendu aux enchères, monte à plusieurs milliers de roubles ; ceux de Rodzianko et de Kropotkine ne rapportent qu’une somme relativement minime.

L’atmosphère qui règne dans la salle se communique à toutes les parties de la Maison du Peuple. L’argent coule à flots. Chacun donne tout ce qu’il peut pour les invalidés. Dans le jardin, des soldats revenus du front, tout pleins des idées qu’ils viennent d’entendre si éloquemment développées, haranguent la foule qui les acclame. Le kiosque de l’emprunt de la Liberté est assailli par les souscripteurs qui s’inscrivent pour 500 000 roubles ; chiffre énorme, car ce ne sont pour la plupart que de petites gens. 35 000 personnes ont défilé au tourniquet. Devant l’attitude du public, les bolcheviks, venus pourtant en grand nombre pour faire du scandale, ont jugé prudent de se tenir tranquilles. L’enthousiasme a débordé, spontané, irrésistible comme une source longtemps contenue qui jaillit du sol.

Heures inoubliables, d’où furent bannis tout esprit de parti,