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blessé. Elle a beau n’avoir aucune idée commune avec lui, elle doit rester fidèle à son poste jusqu’à la-dernière extrémité.

Dans cette ambulance modèle aux lits de fer et aux murs passés au ripolin, qui eût reconnu notre demeure ? Moi seule je revoyais en pensée la haute silhouette de mon père dans la pièce qui fut son bureau. Alors, sur les tentures rouges ressortaient les portraits de ses aïeux dans leur cadre uniforme en bois doré. A côté de sa table à écrire se dressait un grand buste en bronze de l’empereur Alexandre III dont il vénérait la mémoire. Tout cela maintenant n’était plus. Le salon blanc de ma mère, toujours rempli de plantes tropicales, avait été transformé en dortoir. Au lieu de femmes élégantes babillant dans leurs fauteuils autour d’une table à thé, des sœurs attendaient la venue de nouveaux hôtes au lazaret 205…

Ainsi les douces images, du passé cédaient la place à de tristes ou cruelles réalités présentes. Voici en ce genre encore une impression que je rappellerai : ce fut peut-être la plus saisissante.

Pour aller en Finlande, il fallait aller chercher une autorisation à Smolny, où l’on devait se présenter en personne. A l’entrée de la citadelle bolchevique, on exigeait un laisser-passer spécial ; je l’obtins grâce à un matelot du lazaret, et je me rendis à Smolny.

Avait-il jamais existé, l’institut de jeunes filles nobles fondé dans cet édifice sur le modèle de Saint-Cyr par la grande Catherine ? La chapelle avait éteint la lueur de ses lampes. Les couloirs où avaient glissé des pas silencieux tremblaient sous les lourdes bottes des Lettons. Parfois un matelot laissait choir son fusil et l’écho de la chute brutale se répercutait de salle en salle. Les recoins obscurs où les âmes s’étaient blotties dans un recueillement parfumé subissaient, comme un viol, la ronde profane des sentinelles. Quel feu de joie sacrilège, allumé par la populace, avait dévoré les tapis, les consoles en bois sculpté, les châsses ? Au bas du royal escalier, une femme dépeignée vendait des journaux et des brochures de propagande. Des boites de conserves, des haillons traînaient sur les parquets. Le tapotement des machines à écrire et les voix discordantes des hommes se croisaient parmi des relents de cuisine.

Cette salle aux colonnes blanches où siégeaient, dans-la fumée des cigarettes, les ouvriers et les soldats au milieu de la