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Il y a, dans son journal intime, publié par son fils vers 1890, une page, que je n’ai malheureusement pas sous les yeux, mais où il se plaint du tour que prend malgré lui sa doctrine. Il déclare qu’il n’est pas un philosophe et qu’on a tort de chercher une philosophie dans son œuvre. Il n’a prétendu formuler qu’une « hypothèse d’histoire naturelle. » Vous entendez : une hypothèse ! Il n’en garantit pas du tout la justesse ; et il supplie qu’on ne l’étende pas hors du domaine où il avait sa compétence, l’histoire naturelle. Avec une bonne foi charmante, un peu alarmée, il examine ses talents, tâche de les évaluer et considère en fin de compte que, s’il n’est pas un philosophe, il n’est pas non plus un admirable savant ; pour en être un, que lui manque-t-il ? Le « don de généraliser, » dit-il. Et tout ce qu’il accorde à lui-même, c’est la patience, la méthode et l’attention d’un observateur.

On ne saurait se méconnaître davantage. La plupart des observations que Charles Darwin a faites, et qu’il a décrites avec un art délicieux, sont extrêmement sujettes à caution. M. Gaston Bonnier jadis en a relevé quelques-unes. Par exemple, Charles Darwin se promène dans l’île de San Lorenzo. À une altitude de vingt-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer, il découvre des coquillages pareils aux coquillages qu’on voit sur le bord de la mer. Il remarque aussi, parmi ces coquillages, des fils de coton, des morceaux de tissus, des fragments de roseau et un épi de mais. Conclusion, sans retard : depuis l’apparition de l’homme en cette île de San Lorenzo, il s’est produit un soulèvement de plus de quatre-vingt-cinq pieds. Ce vif raisonnement de Charles Darwin, M. Gaston Bonnier le compare à celui-ci, qu’il imagine et qui, plus gai, n’est pas plus audacieux : « Autour des hôtels de Saint-Martin de Vésubie, dans la vallée du Var, de nombreux touristes déjeunent sur l’herbe. Ils ont mangé des mollusques marins. Ils ont laissé les coquilles, mêlées à des fragments de serviettes oubliées, à des débris de claies en roseau, à des noyaux d’olives. Que conclura-t-on, en retrouvant ces débris de repas ? C’est qu’à une époque récente la Méditerranée baignait cette localité située maintenant à plus de mille mètres d’altitude ! » Charles Darwin a consacré tout un volume aux plantes « carnivores » et trois cents pages de ce volume au drosera. Le drosera pousse dans les prairies marécageuses, a de bonnes racines et des feuilles qui absorbent, comme les feuilles de toutes les plantes, le gaz carbonique de l’air. Mais Darwin veut que cette plante soit carnivore. Il affirme qu’elle digère, à l’état naturel, des insectes et qu’on peut la nourrir