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Molière et le Fortunio de Musset avec un entrain juvénile. En l’honneur des Caprices de Marianne, où il excellait, je le régalai de la mélancolique tirade de Célio :

« Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, etc… »

Grisonnant, le visage couperosé, les yeux clairs et le sourire fin, Delaunay me laissa aller jusqu’au bout et redit à son tour la phrase en m’en faisant spirituellement l’application et en détachant chaque mot avec une délicatesse de nuances qui contenait le plus décourageant des exemples. Les objections de Worms furent les siennes. Mon nom, ajouta-t-il, qui m’ordonnait de réussir, compliquait les risques de cette profession où le mieux était d’être pris jeune, enfant de la balle, rompu par l’exercice et l’habitude. Ce qui me portait, remarqua-t-il spirituellement, vers le théâtre, c’étaient des goûts littéraires et non des aptitudes de métier. Le contraire eût été préférable. Il parla avec autorité des déchéances d’une vie qui n’a guère de milieu entre le très haut et le très bas, et sut me témoigner assez d’intérêt pour me consoler un peu de la ruine de mes espoirs.

« Et cependant, protestais-je au fond de moi en redescendant l’escalier, pourquoi, à force de travail, ne deviendrais-je pas quelqu’un ? » Il me semblait que sentir une pièce, comprendre un rôle, c’était pouvoir l’exprimer. Ne citait-on pas des acteurs qui avaient triomphé d’un physique ingrat, et dont les défauts de diction s’étaient imposés au public ?

Je n’acceptai pas sur l’heure que l’arrêt de ces deux maîtres fût définitif ; j’eus même l’enfantin désir de les faire changer d’opinion, un jour. Mais comment ? Le Conservatoire m’était fermé. J’avais vingt-deux ans, et tout à apprendre. Delaunay avait évoqué l’exode tâtonnant, les débuts de misère dans d’obscurs théâtres de banlieue : le bureau, avait-il affirmé, valait beaucoup mieux.

Une dernière tentative auprès de Silvain ne fut pas plus heureuse. Silvain avait été élève de La Flèche, « brution, » mon ancien : n’était-ce pas une excuse à le déranger dans son cottage d’Asnières ? Ayant ouï une tirade d’Emile Augier, il concéda que j’y mettais la ponctuation, et, cordial, me demanda si je ne voulais pas m’asseoir à sa table, — c’était l’heure du déjeuner, — pour me fermer, j’imagine, la bouche.

Ce serait mal connaître la puissance des rêves qui