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seul secours honorable accordé à sa situation de veuve sans fortune : un très modeste bureau de tabac.

De retour à Paris, j’ajoute un chapitre à la réédition de Mon Père, pour fixer ce souvenir, et je ne pense plus qu’à ce que j’écrirai ensuite. Sans doute, ce petit livre est peu de chose ; mais j’ai découvert, à travers ce début imparfait, l’ivresse de traduire ma pensée au long du magique fil d’encre qui se dévide et qui tient au cerveau et à la rétine, fait voir, fait toucher, fait vivre les paysages et les êtres. En écrivant Mon Père, j’ai réalisé, fût-ce peu et mal, mon effort : c’est comme une initiation ; je me crois, je me sens, je me dis un écrivain. Et ce métier où j’entre et qui désormais sera le mien m’apparait déjà, m’apparaît encore, après trente-cinq ans, le plus noble, le plus beau, le plus fier qui soit.

Que de fois j’ai contemplé avec émotion le petit bout de bois emmanché d’une lancette fendue, le porte-plume qui me sert et, aussi, selon le vers de Mallarmé


… le vierge papier que sa blancheur défend.


Quoi, cela et quelques gouttes noires suffisent : Balzac dresse sa Comédie humaine, Victor Hugo sa forêt sonore et chantante, Pascal griffonne ses Pensées, La Rochefoucauld burine ses Maximes !

Et moi, ah ! moi, que je me sens peu de chose !… Qu’importe : à défaut de talent, j’ai la foi ! J’appartiens désormais à l’univers des fictions observées et vues, à ce singulier dédoublement de l’artiste qui crée avec du réel et de l’imaginaire, opère, par une alchimie d’indosables éléments, l’illusion plus ou moins parfaite dans l’âme du lecteur. Je serai, à certaines heures, le voyant éveillé d’un songe, et même lorsque je vivrai mes plus médiocres actes quotidiens, un travail inconscient ou mi-conscient persistera en moi. Ma vraie vie est là.


J’ai travaillé, j’ai écrit mon premier roman : Tous Quatre. Un premier roman : que de choses on veut y mettre ! On a tout à dire : les idées se pressent comme les moutons à la porte de la bergerie ! Ce gros bouquin, mal composé, écrit d’abondance, fut, je crois bien, le plus révélateur de mon tempérament. Aucun souci de plaire, de réussir ne l’a pomponné, lustré